Alors que le monde commémore la chute du rideau de fer, de nouvelles barrières font leur apparition sur le continent. Après les cris de liberté et l’ouverture des frontières, le repli identitaire gagne du terrain.
Dans un café de Svilengrad, dernière ville bulgare avant la frontière turque, Jordan Stoev visionne, ému, les images du «mur». Sur une tablette, le colonel, ancien garde-frontière entre 1974 et 2002, découvre les 33 kilomètres de clôture qui séparent, depuis la fin juillet 2014, la Bulgarie de la Turquie. Il entrevoit les miradors, les barbelés de trois mètres de haut et les vingt-deux portes, destinées aux opérations d’«urgence». Et rappelle qu’à quelques centaines de mètres de là, dans la campagne bulgare, se dressent encore les fils rouillés de l’ancien rideau de fer. «Avant, on avait une frontière entre le communisme et le capitalisme, et maintenant on a une frontière entre les Européens et les autres. Je vois beaucoup de points communs, rien n’est nouveau dans ce monde», commente le colonel en reposant la tablette. Il soupire: «C’est triste. L’histoire se répète. J’espère que ce mur tombera comme le mur de Berlin.»
Alors que le monde célébrait, le 9 novembre, les 25 ans de l'ouverture du mur de Berlin, de plus en plus de barrières se construisent aux frontières de l’Europe. Après le mur, construit en 2001, entre le Maroc et l’enclave espagnole de Ceuta et Melilla, la Grèce, fin 2012, puis la Bulgarie, en juillet dernier, ont érigé des clôtures à leurs frontières avec la Turquie. Pour la spécialiste des murs Elisabeth Vallet, professeure associée et directrice scientifique de la chaire Raoul-Dandurand à l’université du Québec à Montréal, «les causes affichées sont la pression migratoire –le droit d’asile européen y est pour beaucoup– et, si on va chercher plus loin, l’existence d’États déliquescents qui ne sont plus en mesure d’assurer la pleine souveraineté sur leur territoire et donc de protéger leurs populations ».
Ces murs, bâtis pour endiguer l’immigration vers l’Europe, présentent déjà des failles et des signes d’inefficacité. En octobre 2013, le gouvernement espagnol a décidé d’installer de nouveaux barbelés à lames tranchantes, dangereux et polémiques, sur le mur de Ceuta et Melilla. Pourtant, selon l’ONG Human Rights Watch, le nombre de tentatives pour rentrer dans l’enclave espagnole a augmenté en 2014: fin octobre, 1.250 migrants ou demandeurs d’asile étaient hébergés au centre d’accueil de Ceuta et Melilla, pour une capacité de 480 personnes.
En Grèce, dans une précédente enquête de Slate il y a deux ans, alors que les autorités entamaient la construction d’un mur de 12,5 kilomètres, un policier grec aux frontières prédisait: «Ce mur ne fera que repousser le problème.» Achevée fin 2012, la barrière gréco-turque a de fait dévié les migrants vers la Bulgarie, au nord, et au sud vers les îles grecques, Lampedusa, la Sicile et l’Espagne. Alors que la Grèce accueillait plus de 80% de l’immigration clandestine européenne en 2012, essentiellement par voie terrestre, la route de la Méditerranée centrale, par la Sicile et le sud-ouest de l’Italie, arrive largement en tête en 2014, avec 134.272 entrées irrégulières selon Frontex, l’agence européenne aux frontières.
En Bulgarie, alors que le mur a été achevé fin juillet, une nouvelle vague de migrants et de demandeurs d’asile, essentiellement syrienne, est apparue depuis la fin de l’été, avec la menace de l’organisation Etat islamique en Irak et en Syrie. «Le mur ne fonctionne absolument pas. En septembre 2014, le nombre de demandeurs d’asile était même plus élevé qu’en septembre 2013», explique Krassimir Kanev, directeur de l’ONG Bulgarian Helsinki Committe.
La barrière, longue de 33 kilomètres, ne couvre en effet qu’une petite portion des 274 kilomètres de frontière avec la Turquie. À l’est et à l’ouest du mur, au cœur des forêts et de la moyenne montagne bulgare, les migrants continuent à passer, loin des checkpoints, souvent à l’aide de GPS. Déjà, les routes dévient vers le nord, par bateaux via la mer Noire, jusqu’à la Roumanie. Ce qui encourage les drames, comme le rapporte Le Courrier des Balkans: le 3 novembre, 24 migrants sont morts noyés lors d’un naufrage au confluent du Bosphore et de la mer Noire, au large d’Istanbul. Tous tentaient de rejoindre l’Union européenne par la Roumanie.
Face au cloisonnement des frontières terrestres, un autre mur, maritime et mortel, a vu progressivement le jour. Ainsi, l’année 2014 enregistre déjà un triste record: la mort de plus de 3.000 migrants en mer Méditerranée. Soit plus du double que le pic de 2011. «The Migrant files», une vaste enquête primée de datajournalisme, révèle même que plus de 25.000 migrants ont péri sur leur chemin vers l’Europe depuis 2000. «Eriger des clôtures et créer des barrières n’est pas la solution, ça crée de la pression ailleurs, ça donne plus de pouvoir aux trafiquants pour augmenter le prix de la sécurité et ça donne lieu à une augmentation du danger des traversées», alerte Boris Cheshirkov, porte-parole du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR).
Radicalisation du discours politique
Face à cette immigration importante mais relative (la Turquie accueille actuellement plus de 1,6 million de réfugiés syriens et le Liban 1,2 million, contre 144.632 pour l’Union européenne), les partis politiques jouent la surenchère. Avec la crise économique, les discours se durcissent et la sécurité des frontières prend le pas sur les programmes d’intégration. «Environ 80% de l’argent de l’Union européenne pour l’immigration en Bulgarie est fléché vers la sécurité et 20% sur l’intégration», confie un conseiller du gouvernement bulgare.
Pour la spécialiste Elisabeth Vallet, les murs sont tout autant économiques –«là où il y a un mur frontalier, il y a une distorsion importante»– qu’idéologiques:
«Les murs sont éminemment politiques: ils servent à montrer que les gouvernements agissent. Si la frontière devient vulnérable aux flux non contrôlés-désirés, s'il y a une perception d’insécurité, parfois instrumentalisée par les extrêmes, alors la tentation est grande pour le gouvernement en place de répondre de manière visible et tangible par l’érection d’un mur. Michel Foucher [géographe, auteur de L’Obsession des frontières, ndlr] disait: "Le mur est avant tout une entreprise de relations publiques".»
Aux dernières élections européennes de mai dernier, cette perception d’insécurité s’est traduite directement dans les urnes, avec une montée historique des partis populistes. Le Front national en France, le Parti du peuple au Danemark ou encore UKIP au Royaume-Uni sont mêmes arrivés en tête dans leurs pays respectifs. En Grèce, le parti néonazi Aube dorée a obtenu un score de 9,4% et envoyé trois députés à Strasbourg. Des discours radicaux qui influencent les politiques européennes, de droite comme de gauche.
Ainsi, pour contrer la montée de l’extrême droite, les partis traditionnels n’hésitent plus à jouer sur les terrains populistes, à l'image de Nicolas Sarkozy en France, lors de son meeting de Nice, le 21 octobre dernier: «L’immigration ne doit pas être un sujet tabou mais un sujet majeur car cela menace notre façon de vivre.» Comme d’autres hommes politiques en Europe, l’ex-président de la République veut remettre en question le traité de Schengen et la libre circulation des personnes au sein de l’Union. Un cheval de bataille de longue date du FN. En mai dernier, Marine Le Pen déclarait: «Je mets le traité de Schengen au seul endroit qu'il mérite: la corbeille!» Elle ajoutait: «C'est l'une des fautes les plus criminelles de l'Union européenne: la disparition totale des frontières.»
Pour Elisabeth Vallet, Schengen et l’abolition des frontières relèvent de toute façon de l’ethnocentrisme, plus que de l’ouverture:
«De quoi s’agit-il justement? D’une zone libre et ouverte mais sur elle-même. La définition d’une frontière commune, externe, dure, a été pratiquement le pendant de Schengen. Et de fait, l’UE, si elle se regarde, n’a pas régressé vraiment: la libre circulation des personnes, des marchandises, des capitaux est réelle. Par contre, pour les personnes venant de l’extérieur, et surtout pour celles qui viennent du Sud, la frontière est dure, dangereuse, violente, mortelle.»
Une cinquantaine de murs dans le monde
À côté des «murs de l’immigration», des barrières ethniques ou religieuses continuent à se dresser en Europe. En Slovaquie, des clôtures sont érigées contre les Roms depuis 2009. À Chypre, «la ligne verte» divise depuis 1974 la partie grecque de la partie turque. À Belfast, depuis le conflit nord-irlandais, des «murs de la paix» séparent encore les quartiers catholiques des quartiers protestants
Et le phénomène, cette course à la construction de murs et de barbelés, est une tendance mondiale. Dans son très bon numéro spécial qui vient de paraître, le magazine Courrier international recense aujourd’hui une cinquantaine de murs –d’après la carte de référence d’Elisabeth Vallet–, contre une dizaine en 1989. 8.000 kilomètres de barrières ont ainsi été construites depuis la chute du mur de Berlin.
Les causes, comme le contrôle de l’immigration, les guerres, le terrorisme, les conflits ethniques, religieux ou sociaux, sont multiples. Le mur le plus long, qui sépare l’Inde du Bangladesh, atteint 3 000 kilomètres. Le plus célèbre, entre les Etats-Unis et le Mexique, s’étend sur trois Etats: l’Arizona, le Texas et la Californie. D’autres, comme à Sao Paulo au Brésil, n’hésitent plus à marquer matériellement, sur 60 kilomètres, la frontière entre les pauvres et les riches. Des Etats comme Israël, l’Inde ou l’Arabie Saoudite sont littéralement en train de s’emmurer, de tous côtés. Et de nouveaux projets sont dans les cartons: Ukraine-Russie, Oman-Yémen, Brésil-Paraguay… Une chose est sûre, le monde s’emmure, et cela représente une manne pour certains: selon Elisabeth Vallet, le marché du frontalier militaire représentait, en 2011, près de 17 milliards de dollars dans le monde.
10.11.2014, Mathieu Martiniere
Source : slate.fr