"Baka" (idiot): c'est le premier mot de japonais que Monsieur En a appris sur le chantier de construction où il trime tous les jours depuis son arrivée de Chine il y a deux ans.
Cet agriculteur de 31 ans est venu au Japon dans le cadre d'un programme gouvernemental dit d'apprentissage, censé former les immigrés.
Comme beaucoup de ses compatriotes - 50.000 ont signé un contrat similaire - il espérait repartir de l'archipel avec de meilleures compétences et un petit pactole pour offrir une vie meilleure à sa famille restée au pays. Mais l'aventure a viré au cauchemar.
"Mes collègues me traitaient toujours d'idiot". Outre ces brimades, le trajet quotidien de quatre heures aller-retour et un métier harassant, il est inquiet de ne pouvoir rembourser la lourde dette (1 million de yens, soit un peu plus de 7.000 euros) contractée pour payer son voyage et les frais associés. Il se sent pris au piège.
"Je suis épuisé physiquement et mentalement", confie M. En, qui a accepté de parler à l'AFP à condition de ne pas dévoiler son nom complet.
Seuls 1,5 million d'étrangers sont installés au Japon sur une population totale d'un peu plus de 127 millions d'habitants, soit moins de 2%, ce qui fait de l'archipel l'un des pays développés les plus fermés au monde.
Le Japon, puissance à l'esprit insulaire, a longtemps été allergique à l'immigration pour préserver son âme et sa culture.
Sans contact avec l'extérieur pendant des siècles avant la restauration de l'empereur Meiji en 1868, les Nippons ont encore peur de mal appréhender les étrangers et d'être mal compris d'eux. Ils jugent ce fossé difficile à combler, surtout au travail.
Avec plus d'un quart de la population au-dessus de 65 ans et une natalité déplorable - le taux de fécondité n'est que de 1,4 enfant par femme -, l'archipel semble n'avoir désormais d'autre choix que d'ouvrir ses portes, mais les réticences restent fortes et les conditions de vie de ces "gaijin" souvent difficiles.
'Travail forcé'
Le dispositif par lequel M. En est arrivé au Japon est un "système d'esclavage", dénonce Ippei Torii, directeur d'un réseau de solidarité avec les migrants. "C'est impossible de démissionner et de partir", dit-il, "c'est tout simplement du trafic d'êtres humains, du travail forcé".
Lancé en 1993, ce programme de formation industrielle et technique a permis à des dizaines de milliers d'étrangers, pour la plupart originaires de Chine, du Vietnam et d'Indonésie, de suppléer le manque de bras dans les secteurs du textile, de la construction ou de l'agriculture.
Le Premier ministre Shinzo Abe veut l'étendre à cinq ans au lieu de trois et élargir le nombre de participants, notamment dans la perspective des jeux Olympiques de 2020 à Tokyo.
Toutefois, même les Etats-Unis, allié privilégié du Japon, l'ont dénoncé, s'offusquant de "pratiques trompeuses de recrutement". "Le gouvernement n'a pas engagé de poursuites ou condamné les auteurs de travail forcé malgré les allégations en la matière", déplorait le département d'Etat.
Ont été évoquées par le passé des heures supplémentaires non payées, le phénomène dit du "karoshi" (mort par excès de travail) et toutes sortes d'avanies, comme la restriction de l'accès aux toilettes ou le harcèlement sexuel.
M. En s'est tourné vers l'ONG de M. Torii après s'être blessé au dos. "Il ne pouvait plus se déplacer sans aide, et ses patrons ont essayé de le mettre de force dans un avion pour le renvoyer chez lui", raconte le responsable associatif.
Test de langue
Dans le domaine de la santé, le manque de main-d'oeuvre se fait cruellement sentir.
"Nous avons besoin de personnel pour s'occuper de nos personnes âgées. Nous entrons dans une époque où la population japonaise ne suffit clairement plus pour accomplir cette tâche", explique Tatsumi Kenmochi, une responsable d'une maison de retraite située près de Tokyo, qui emploie des aide-soignantes indonésiennes.
L'accueil y est bien plus chaleureux que sur les chantiers. "Cela doit être difficile de quitter son chez-soi, alors nous faisons tout pour qu'elles n'aient pas le mal du pays, en leur prêtant une oreille attentive et parfois en partageant ensemble un bol de nouilles", sourit-elle.
Pour gagner le droit de rester, ces immigrées doivent cependant passer un test de langue, réservé aux infirmières et aide-soignantes. "Je me suis donné de la peine pour venir jusqu'ici, et je vais faire de mon mieux pour décrocher cet examen difficile, je veux travailler au Japon toute ma vie", dit Dewi Ningsih Naibaho.
Cette année, seules 29 sur 280 Indonésiennes et Philippines ont réussi ce test dont le niveau de difficulté a souvent été critiqué. Les autres ont dû quitter le territoire japonais, à leur corps défendant.
Malgré la déception et la dureté de la tâche, M. En, lui, espère rester encore un peu. "si je rentre chez moi maintenant, je n'aurai pas de quoi vivre. Je n'ai même pas les moyens de voir un docteur, et ma femme risque de demander le divorce. Je n'ai pas le choix", se désole-t-il.
Paris, 20 nov. 2014,Harumi OZAWA
Source : AFP