dimanche 24 novembre 2024 09:36

GB : l’UKIP prospère sur les terres conservatrices du Kent

Stratégiquement situé en surplomb de l’estuaire de la Medway sur la route de Londres, le superbe château de Rochester a résisté à bien des invasions depuis le Moyen Age. Défendra-t-il David Cameron, jeudi 20 novembre, contre l’humiliation d’une nouvelle défaite face au parti anti-européen et xénophobe UKIP ? Rien n’est moins sûr. Même si l’on ignorait les sondages qui donnent une avance de 12 points à Mark Reckless, le député conservateur local qui, en faisant défection en faveur du UKIP, a provoqué cette élection partielle, des conversations répétées au hasard des rues de cette petite ville tranquille suffisent à prendre la mesure de l’adhésion à un discours qui désigne l’establishment politique et les immigrés comme les responsables de tous les maux.

Il en a « marre des politiciens déconnectés de la vie des gens, et des frontières ouvertes »

Casquette brune vissée sur sa tête de cheminot rouquin, Richard Murray, 54 ans, boit son Pepsi sur un banc de Strood, la cité populaire séparée de la ville historique par un long pont sur la Medway. Cet ancien de British Rail, muté dans l’une des compagnies issues de la privatisation de l’ancienne compagnie nationale, démarre au quart de tour : il en a « marre des politiciens déconnectés de la vie des gens, et des frontières ouvertes ».

Pour la première fois de sa vie, il va, lui aussi, « faire défection » aux partis travailliste et conservateur, entre lesquels son bulletin de vote a toujours balancé jusqu'à présent. « En-va-his », articule-t-il en parlant des étrangers pourtant moins nombreux (3 %) localement que la moyenne nationale mais qui, il en est sûr « vivent avec nos allocations ». Quant à l’Europe, « elle prend notre argent, puis nous renvoie la petite monnaie en décidant à notre place à quoi nous devons l’utiliser ».

Entre magasins bio et commerces bas de gamme

Non loin de lui, entre le supermarché Aldi et un soldeur de chaussures, des militants UKIP, les plus visibles en ville, agitent leur pancartes violettes. Le cheminot voit déjà le parti de Nigel Farage entrer au gouvernement après les élections générales de juin prochain, « pour forcer les conservateurs à organiser un référendum pour sortir de l'Europe ». Juste l'inverse de l'argument répété par David Cameron : voter conservateur est la seule manière d'assurer la tenue du référendum qu’il a promis.

Si l’élection partielle de Rochester and Strood est considérée comme « cruciale », c’est qu’elle ne se contente pas de reproduire le scénario du scrutin qui, le 9 octobre, a envoyé à Westminster le premier député UKIP, Douglas Carswell. Contrairement à Clacton-on-Sea, station balnéaire à la dérive, la circonscription du Kent, à quarante minutes de train de Londres, présente une sociologie contrastée. Les magasins bio, les antiquaires et les maisons à colombages qui ont inspiré Charles Dickens balisent la High Street de Rochester.

Au-delà du pont, c’est un autre monde, à la fois nœud routier, centre commercial bas de gamme et lotissements populaires, sur fond de désindustrialisation (l'immense chantier naval militaire a fermé dans les années 80). Une victoire du UKIP dans un tel microcosme de l’Angleterre pourrait provoquer d’autres défections et annoncer bien d’autres déconvenues tant pour les conservateurs que les travaillistes aux élections législatives du 7 mai 2015.

Défaite des conservateurs annoncée

Le danger n’a pas échappé à David Cameron. Le premier ministre n'a pas démenti les informations selon lesquelles il avait traité de « connard » (« fat arse ») M. Reckless, qui, quelques jours avant de faire défection, jurait encore fidélité aux conservateurs. Mais M. Cameron, après avoir décrété la mobilisation générale pour reconquérir un siège considéré comme acquis - il s'est rendu à cinq reprises à Rochester et a ordonné à chacun de ses ministres d'y faire campagne au moins cinq fois -, a fait machine arrière lorsque les sondages ont donné l’avantage au UKIP. Il tente désormais de minimiser l’impact d’une défaite annoncée.

En radicalisant son discours sur l’immigration, la candidate conservatrice, Kelly Tolhurst, a étayé l’impression de panique. « Sur l’immigration, il faut des actes, et pas seulement des mots », répète-t-elle en interpellant M. Cameron lui-même et en promettant des mesures drastiques. Une insistance qui permet à Mark Reckless d’apparaître presque modéré.

« De Gaulle avait raison ! »

« La question n’est pas raciale mais sociale, assure d’un ton docte cet ancien consultant financier à la City. Les gens du peuple constatent que les étrangers font leur travail pour moins cher. Ils réclament des restrictions. » Vomissant l’adhésion britannique à l’Union européenne – « De Gaulle avait raison ! » –, il dit vouloir donner une priorité aux originaires du Commonwealth pour immigrer et aligner les Européens sur les ressortissants du reste du monde. M. Reckless - dont le patronyme signifie « imprudent », a même envisagé l’expulsion de migrants européens récemment arrivés, mardi soir, lors d’un débat télévisé. Avant d’être démenti par un porte-parole du UKIP.

L’insistance de M. Reckless à proclamer sa « défense » de l’hôpital local, classé parmi les pires d’Angleterre, répond au nouveau mot d’ordre du UKIP : attirer les électeurs populaires du Labour. Avec un certain succès. Jeffrey Skipter, un installateur d’ascenseur qui vient de perdre son emploi, veut « essayer le UKIP ». « Les employeurs choisissent les gens qui leur coûtent le moins cher, c’est un fait, lance-t-il d’emblée. Il faut contrôler l’immigration. Et ne dites pas que je suis raciste : ma compagne est antillaise ! ». La « reprise » économique tant vantée par David Cameron, relève pour lui du mensonge : « ils ont créé des jobs à 4 heures par jour. Qui peut vivre avec ça ? ».

Travaillistes quasi inaudibles

Les réponses des travaillistes à ces inquiétudes sont quasi inaudibles. Jugeant l’élection perdue, le parti n’a guère investi à Rochester. Fait sans précédent, David Cameron a appelé les travaillistes à voter conservateur pour faire barrage au UKIP. Le Labour, lui, apparaît désarmé face à la rhétorique simple de la droite extrême. Une impuissance qui pourrait coûter cher au parti d'Ed Miliband dans certains de ses fiefs ouvriers du nord de l'Angleterre.

Pourtant, dans le passé, la circonscription de Rochester a souvent été représentée par un élu travailliste, comme en témoignent les photos jaunies des anciens députés au mur de la permanence de Naushabah Khan, la candidate du Labour, créditée de moins de 20 % des voix. « La vraie réponse aux inquiétudes sur l’immigration, c’est de faire respecter un salaire minimum et d’interdire les petites annonces publiées seulement à l’étranger », affirme-t-elle.

« Réguler le travail ? Ça ne se fera jamais dans ce pays. Les étrangers auront toujours un avantage », rétorque Chris White, un chaudronnier naval de Strood, électeur travailliste de toujours passé au UKIP. « Cette élection marque la triste victoire de l’ignorance », se désole en réponse Sally Oliver, professeur d’anglais. Elle paraît bien isolée, sur High Street, à Rochester.

21/11/2014, Philippe Bernard

Source : Le Monde

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