Les électeurs britanniques détestent-ils les étrangers, ou seulement les parasites ? C'est essentiellement cette question qu'a posée le Premier ministre britannique David Cameron lors d'un discours très attendu sur l'immigration en provenance des États membres de l'Union européenne, prononcé la semaine dernière au siège du constructeur d'engins de chantier JCB.
Cameron a misé sur le fait que les électeurs n'ont pas d'objection à ce que des Polonais ou des Lituaniens manœuvrent des engins de construction sur tous les chantiers du Royaume-Uni. Ce à quoi les électeurs s'opposeraient sont les immigrés qui viennent au Royaume-Uni pour profiter des prestations sociales.
Ce discours était la réplique de Cameron à la défection de deux députés de son parti, le Parti conservateur, pour l'Ukip (UK Independence Party), europhobe et anti-immigration, un parti dont le Premier ministre britannique craint qu'il ne prenne des voix aux conservateurs lors des élections générales de mai 2015. Mais aussi habile qu'ait été ce discours, il est peu probable qu'il suffise à faire reculer l'Ukip – et le débat britannique sur l'appartenance à l'UE est aujourd'hui faussé en conséquence.
Il ne fait aucun doute que le discours de Cameron était une entreprise risquée, mais plus réfléchie qu'on pouvait s'y attendre, y compris pour les membres de son gouvernement. Ces dernières semaines, certaines de ses remarques ont fait penser qu'il pourrait purement et simplement rejeter la libre circulation des personnes dans l'UE – l'un des principes fondateurs de l'Union – et mettre au défi les autres gouvernements européens sur cette question.
Cameron a plutôt choisi de souligner le désir du Royaume-Uni de rester ouvert au monde, tout en proposant de limiter les prestations sociales dont pourraient bénéficier les immigrés en provenance de l'UE. Plus précisément, il a plaidé pour que les immigrés de l'UE travaillent pendant quatre ans au Royaume-Uni avant d'avoir droit aux mêmes prestations complémentaires que les Britanniques ayant un bas salaire et pour la suppression des prestations sociales versées aux enfants de ces immigrés vivant à l'étranger. Si ces mesures pourront faire l'objet d'un recours pour discrimination devant la Cour européenne de justice, il est peu probable que cela se produise avant les élections générales de mai prochain.
Mais les conservateurs courent le risque politique de mal interpréter l'état d'esprit de l'opinion publique. Il se peut que les électeurs soient tout aussi hostiles aux étrangers qu'aux parasites. Dans ce cas, réduire les prestations sociales des immigrés n'aura aucun effet. Cela ne veut pas dire pour autant que Cameron doit cibler les étrangers. Au contraire, il devrait recentrer le débat et faire comprendre aux électeurs que leurs perspectives économiques sont prometteuses.
À l'heure actuelle, les Britanniques, comme les autres citoyens européens, se sentent imposés à outrance pour des services publics défaillants dont les budgets sont sans cesse réduits, et ils sont exaspérés par la baisse de leurs revenus ces cinq dernières années. Nombre d'entre eux éprouvent en conséquence du ressentiment pour les immigrés qu'ils perçoivent comme étant en concurrence pour les emplois et injustement bénéficiaires des prestations sociales – un sentiment qui fait le lit des partis populistes europhobes et anti-immigration dans toute l'Europe.
La situation est toutefois différente au Royaume-Uni en ceci que l'Ukip gagne du terrain malgré une croissance économique rapide (plus de 3 pour cent par an, le taux le plus élevé de l'UE). Entre aujourd'hui et mai prochain, Cameron doit convaincre les électeurs que l'économie britannique continuera à afficher une performance solide, entraînant une hausse des revenus réels.
Un recentrage du débat serait aussi dans l'intérêt de la nation. En insistant autant sur l'immigration, Cameron risque d'en faire la question centrale du maintien ou non du Royaume-Uni dans l'Union. Il est après tout le politicien qui a promis la tenue d'un référendum en 2017, s'il est toujours Premier ministre, sur une sortie éventuelle de l'UE, après une période de « renégociation » des termes de l'appartenance de la Grande-Bretagne à l'Union européenne et de « réformes » des structures de l'UE. Il semble qu'il fasse aujourd'hui de l'immigration le test-clé de ce processus.
C'est un grave problème. Pour commencer, les autres gouvernements européens ne peuvent que très peu ou rien concéder sur la question de la libre circulation des personnes, inscrite en 1957 dans le Traité de Rome, acte fondateur de l'intégration européenne. De toute façon, le Royaume-Uni accueille plus d'immigrés en provenance d'autres pays que d'immigrés des pays européens. Et il est bien plus probable que les immigrés de Pologne, d'Italie ou de France retournent un jour dans leur pays que ceux venant de Somalie, de Syrie ou d'Inde. Si les Britanniques sont réellement hostiles à l'immigration, il faut comprendre qu'ils parlent d'immigration hors UE, et non, par exemple, de diplômés universitaires italiens.
En fait, une question bien plus importante doit être placée au centre du débat britannique sur l'Union européenne : le futur statut du Royaume-Uni au sein de l'UE en tant que pays non membre de la zone euro. C'est cette question que soulignaient Cameron et le chancelier de l'Échiquier George Osborne avant la progression de l'Ukip dans les sondages d'opinion. Il est temps d'y revenir.
Le gouvernement Cameron doit reconnaître qu'il n'existe qu'une seule raison valable de se demander si le Royaume-Uni se porterait mieux en sortant de l'Union : rester en dehors de la zone euro comporte le risque de placer la Grande-Bretagne dans une position très désavantageuse par rapport au processus de décision de l'UE, y compris en ce qui concerne les règles régissant le marché unique.
Cette question semble un peu technique, et elle l'est. Mais préciser les relations entre les membres de l'UE, à la fois au sein de la zone euro et en dehors, peut se faire en relativement peu de temps, sans avoir à recourir à de nouveaux traités ; en fait, des progrès ont déjà été faits en ce sens.
Cameron et Osborne pourraient alors se vanter d'avoir donné aux Britanniques le meilleur de deux mondes : une croissance économique bien plus forte que la croissance anémique des membres de la zone euro, avec tous les avantages qui découlent de l'adhésion à l'Union, dont l'accès au marché unique et une plus grande influence au plan international. Ce scénario-là serait bien plus convaincant que quelques modifications des prestations sociales des immigrés.
05/12/2014, Bill EMMOTT
Source : lorientlejour.com