Depuis quelques mois, parmi les migrants coincés à Calais, il y a de plus en plus de femmes. Dans l’attente d’un passage vers l’Angleterre, elles doivent se protéger tant bien que mal pour échapper au pire.
Il est 23 heures et, comme tous les soirs, Ada* embrasse une image pieuse pour appeler à la rescousse Marie, Jésus et les archanges Michel et Gabriel. Joab, son garçon de 5 ans, y dépose à son tour un petit baiser. Après, comme tous les soirs, Ada attrape Joab qui tente de déguerpir. Elle lui enfile un T-shirt. Il pleure pour la première fois de la journée. Il sait ce qui l’attend. Il connaît l’histoire. Malgré les cris et les larmes, il se laisse faire. C’est le début de la 1. Le prénom a été modifié métamorphose. Ada enfile à son petit garçon huit T-shirts, cinq pulls, deux manteaux, quatre pantalons et cinq paires de chaussettes. Maintenant, il transpire à grosses gouttes.
A leur tour, Ada et ses amies accumulent les épaisseurs. Il est une heure du matin, elles sont prêtes à quitter le centre Victor-Hugo, aussi appelé la “Maison des femmes”. “Tonight, we take a chance”, disent-elles, comme si c’était la première fois. Chaque soir, elles tentent un passage clandestin vers l’Angleterre en se faufilant dans la remorque d’un camion. Cette nuit-là, elles sont six à partir dans le noir. Elles ont deux heures de marche pour atteindre les lieux de passage, les parkings du côté de la zone industrielle proche des dunes.
“Arrêter le carnage”
Le centre Victor-Hugo est un préfabriqué, au milieu des champs, à une dizaine de kilomètres du centre-ville de Calais. Nuit et jour, quarante femmes et quatre enfants y trouvent refuge. A l’intérieur : une trentaine de matelas posés par terre, quelques douches, une cuisine, mais surtout de la lumière et du chauffage. David Lacour, directeur de Solid’R, l’association gestionnaire du centre, explique que “ce n’est pas un centre d’hébergement, c’est bien trop précaire, disons que c’est plutôt un lieu de mise à l’abri”.
Ancien pasteur, David Lacour travaille d’arrache-pied pour protéger celles qu’il appelle “les dames”. Il bataille pour “un peu plus d’humanité”. “L’hiver arrive, ne cesse-t-il de répéter, il faut arrêter le carnage.” Pudique, il masque sa fatigue et son inquiétude. Il sait qu’à Calais, les choses vont de mal en pis. Il y a quelques semaines,une des habitantes du centre est morte, écrasée alors qu’elle tentait de traverser l’autoroute pour sauter dans un camion.
En janvier dernier, les femmes n’étaient que vingt-cinq à Calais. Aujourd’hui, elles sont deux cent cinquante. Une bonne dizaine d’entre elles dorment dans deux bungalows de chantier, placés dans la cour du squat Galou, une usine désaffectée occupée par des Soudanais et quelques Syriens. Le jour de notre arrivée, certaines femmes restaient apeurées. Deux jours plus tôt, un Soudanais s’était jeté sur elles, “comme un chien”, ivre mort. Il avait défoncé la porte, brisé les fenêtres. Un militant du collectif No Border, alerté par les hurlements, est arrivé à temps avec d’autres migrants pour maîtriser la brute.
Au squat Galou, au fond d’une impasse sans éclairage où rôdent des dizaines d’hommes, la vulnérabilité des femmes est flagrante. A partir de 18 heures, il faut tracer, tête baissée. “On ne peut pas dormir, on pense en permanence aux hommes qui risquent d’entrer. Pour les femmes, c’est très dangereux”, raconte l’une d’elles. Heureusement, elles ont des “frères”, des amis protecteurs qui veillent.
Ce soir-là, à 23 heures, une bande de jeunes se réunit autour d’une bougie dans le premier cabanon. Ils rient aux larmes en écoutant Alex, Erythréen de 24 ans, raconter sa tentative de passage de la veille. “Aujourd’hui, je trouve ça drôle, mais hier c’était atroce.” Dina et Rachel se moquent de lui. La veille, elles ont tenté leur chance à ses côtés. Nichés dans un camion, ils se sont rapidement fait attraper par la police.
Rayons X et chiens renifleurs
Dans la zone portuaire, le dispositif de contrôle des véhicules est efficace : détecteurs de CO2, rayons X, sonomètres, chiens renifleurs qui détectent une présence humaine… Chaque jour, les migrants qui réussissent à y échapper se comptent sur les doigts d’une main. Alors qu’Alex tentait de protéger Winnie, une Erythréenne enceinte de sept mois venue avec eux, il a reçu plusieurs coups de matraque sur la tête et les jambes. Avant de se faire soigneusement asperger de gaz lacrymogène, en plein dans les yeux.
Le frère et le père de Winnie, pasteur, ont été kidnappés en Erythrée. Sa maman a disparu. “Je n’ai plus de famille, plus de pays.” Avant d’arriver à Calais, elle était en Grèce. Son mari y a été arrêté par la police il y a trois mois. Elle a alors fui le pays, seule. Depuis, elle n’a plus aucune nouvelle. Son mari lui manque, à en crever. Elle veut vite passer en Angleterre. Dans un mois, elle sait qu’elle n’aura plus la force. Alors chaque soir, ses “frères” l’aident à grimper dans les camions.
A son tour, elle raconte comment elle s’est fait sortir du véhicule : “Les policiers nous ont tenu la tête d’une main et nous ont placé la bombe lacrymogène directement dans les yeux, de l’autre main. J’ai crié, pleuré, supplié le policier d’arrêter, il s’en fichait complètement. J’ai très peur pour mon enfant, mais je ne peux pas faire autrement.” Enceinte d’un garçon, elle rebondit, souriante : “Il s’appellera Joseph. Je l’aime bien Joseph, parce qu’il prend soin de Marie, tout le temps. Mais si je réussis à passer en Angleterre, il s’appellera… Miracle.”
“Violences et abus sexuels”
Dans la deuxième cabane des femmes du squat Galou, Sila, 45 ans, sri lankaise, et Zena, 18 ans, soudanaise, sont assises sous un amoncellement de couvertures. Sila doit rejoindre en Angleterre son mari pour l’aider à gagner plus d’argent. Un de leurs quatre enfants restés au Sri Lanka a un cancer. Le traitement coûte 2 500 dollars par mois. Son mari l’attend. Elle n’a plus de crédit sur son téléphone. Elle prend le portable tendu et appelle. Il lui raccroche au nez. Elle lui envoie un texto : “Call me. I miss you. Sila.” Il ne la rappellera jamais. Il lui en veut : “Il croit que je traîne et que je suis incapable. Mais ici à Calais il n’y a pas un seul Sri Lankais. Je suis entièrement seule. Si on n’a pas d’amis de sa communauté, c’est presque impossible de tenter sa chance.” Sila a peur des hommes et n’entre presque jamais dans la cabane d’en face : “Des hommes passent. Il se produit de mauvaises choses, des choses pas très droites.” Elle refuse d’en dire davantage.
A Calais, les femmes migrantes sont dans la survie. Certaines se prostituent avec des passeurs, des migrants ou des Calaisiens. Le docteur Martine Devries, responsable à Calais de la mission Médecins du Monde, assure que “les femmes ont toutes subi violences et abus sexuels”. Ferri, la soixantaine,néerlandaise, est surveillante de nuit au centre Victor-Hugo. Des violences subies par les femmes, elle sait tout. “La nuit prête à la confidence.” Confirmant que “certaines se prostituent, certaines ont été violées”, Ferri explique : “Les femmes ont toujours été les plus vulnérables. Ici, elles le sont particulièrement parce qu’elles sont beaucoup moins nombreuses. Souvent, ces femmes ont quitté seules leur pays. Passées par la Libye, elles arrivent en France avec un enfant. En Libye, on viole les plus belles et les plus moches. Les plus belles parce qu’elles sont perçues comme des putes. Les plus moches parce que c’est une honte d’être aussi moches. Si tu es quelconque, tu peux t’en sortir.”
Une fois à Calais, certaines femmes n’ont plus le choix : pour survivre, elles monnaient leur corps. Dans la jungle, Ferri a pu observer le petit trafic. “Certaines frappent aux tentes des hommes le matin. ‘Hello, you want to fuck ?’ Pour 5 euros, 10 euros. Seules celles qui sont enceintes sont protégées. En Afrique, on ne fait pas l’amour avec une femme enceinte.”
Une immense solidarité entre les femmes
Nan Suel, présidente de l’association Terre d’Errance, ajoute : “Ici, les femmes sont soumises socialement et sexuellement aux hommes. Nous sommes démunis pour lutter contre les réseaux de prostitution.” Contacté par téléphone, Raphaël Sodini, le conseiller immigration et asile du ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve, semble décidé à “lutter contre le fait prostitutionnel”. Il assure que “des procédures sont en cours, des enquêtes et des effectifs sont déployés. La priorité du préfet est le démantèlement des réseaux.”
En attendant, Nan Suel et Ferri expliquent que l’immense solidarité et l’entraide entre les femmes les sauvent de tout et leur permettent de rester fortes : “Elles se protègent. Et elles préfèrent voiler le passé. Si elles parlent, elles pleurent.” Le lendemain, au squat Galou, Sila confie qu’elle pleure “sans cesse”. Seule Zena peut la réconforter. Zena vient chaque soir du cabanon d’en face pour dîner et dormir à ses côtés. Elle, elle refuse de monter dans un camion, “un voyage beaucoup trop dangereux”. Son mari, qui l’appelle chaque jour d’Angleterre, lui assure qu’il trouvera un moyen de la faire passer “sans danger”.
Zena s’occupe des autres femmes, tout le temps. En les faisant rire, en les bourrant de bols de chorba “pour qu’elles prennent des forces avant leur départ, la nuit”. Car elles sont affamées. A Calais, la distribution d’un repas par jour dépend uniquement des associations. Pour le reste, des denrées sont apportées de manière aléatoire. Cet après-midi, des bénévoles déposent des cageots au squat Galou : des dizaines de sachets de roquette et quelques choux. Une Erythréenne s’étonne : “On n’est pas des lapins.” Elle rêve de pain. “En fait, on n’a pas besoin de grand-chose : de la lumière, de l’eau chaude et du pain.”
Le soir, en rentrant au bungalow, les femmes découvrent un homme qui s’est invité à dîner. Choquées, elles n’osent rien dire. Il leur propose un passage en échange de services. Elles attendent, impassibles. Il finit par partir. Tamar* confie, en reprisant ses chaussettes en pilou : “Certains mecs, on ne les connaît pas. Ils viennent, ils s’installent, ils bouffent, ils gueulent. Tout le monde a peur d’eux. Ils sont dangereux. Personne n’ose s’interposer.” Ce soir-là, les femmes parlent peu. Il fait plus froid. Elles toussent, elles sont toutes malades. Elles n’ont pas d’argent pour acheter des médicaments. En les quittant, il faut traverser la cour du squat hantée par des ombres. Une rixe éclate à quelques mètres. Il faut courir se réfugier dans le bungalow des femmes. Et attendre. Dans le noir.
Ces derniers jours, la plupart des femmes ont préféré s’installer dans la “jungle”, près de l’usine Tioxide, malgré l’absence d’eau, de lumière, de toilettes et de douches. Un lieu moins dangereux, selon elles, et plus proche des points de passage. C’est une vaste étendue de tentes plantées là depuis que la municipalité a décidé de “nettoyer” le centre-ville, en mai. Les plus vulnérables sont regroupés sous un hangar : femmes, malades et enfants (qui sont une dizaine, de 10 à 18 ans, à survivre seuls).
Au bout du vaste campement, un petit chemin conduit à la rocade qui mène au port et donc aux camions en route pour l’Angleterre. L’endroit est stratégique. Pour l’atteindre, il faut escalader deux collines, sur lesquelles sont postés des policiers. Malgré leur présence, toute la journée les migrants tentent de rejoindre les camions. A 14 heures, au premier embouteillage, une trentaine d’entre eux se jettent sur la route. Parmi eux, plusieurs femmes, dont deux mamans qui portent leur enfant à bout de bras. Des policiers les chassent en hurlant “go, go, go”. Le groupe se retranche dans les dunes de l’autre côté de la route. Les policiers les suivent, matraques et bombes lacrymogènes à la main.
Des violences policières même contre les femmes
L’embouteillage se décoince. Aussitôt, la police disparaît. Une récréation s’improvise sur le bord de la rocade. Les migrants soufflent, les enfants jouent. Roma, 22 ans, confie : “J’ai peur.” Tous les jours, elle tente de monter dans un camion, depuis trois mois. Les policiers reviennent, son fils vomit. Puis des cris. Sara, une jeune femme érythréenne, est à terre. Des dunes, où elle avait tenté de semer les policiers, elle a réussi à se traîner jusqu’au bord de la route pour rejoindre ses amis. Elle a les yeux explosés, le jean déchiré et le genou écorché. Elle s’est fait coincer par un policier. Avec sa bombe lacrymogène, il a visé les yeux. Il l’a rouée de coups, dans les jambes et dans le sternum. Elle a les yeux qui pleurent et le souffle court.
Tous les migrants rencontrés rapportent les mêmes faits, au mot près. Si les femmes semblaient jusqu’alors épargnées par les violences, depuis quelques semaines certains policiers taperaient indistinctement. Une jeune Erythréenne est à l’hôpital, une jambe cassée par les coups reçus en descendant d’un camion. `
Questionné par téléphone sur les violences policières observées dans l’après-midi, et dénoncées par un ensemble de sources concordantes, Raphaël Sodini assure,“sans aucune langue de bois”, n’avoir reçu aucun témoignage en ce sens. Il se contentera de rappeler que les policiers “font un travail très difficile et sont soumis à des contrôles très fréquents”. En 2012 déjà, l’ancien Défenseur des droits Dominique Baudis appelait la hiérarchie policière à sanctionner l’ensemble des comportements des services de police calaisiens contraires à la dignité humaine des migrants.
Pour les acteurs présents sur le terrain, la situation s’aggrave. Mais les migrants refusent de porter plainte. En situation irrégulière, ils ne veulent pas avoir affaire à la police. Pour Nan Suel de Terre d’Errance, l’Etat est le principal responsable du chaos calaisien : “Si toutes ces personnes avaient un endroit où dormir et trois repas par jour, si la question de la survie, de la dignité et de l’hygiène ne se posaient pas, les choses ne prendraient pas cette tournure.”
Le ministère de l’Intérieur met en place en premier lieu des mesures sécuritaires : le nombre de policiers et gendarmes mobilisés dans le Calaisis vient d’être porté à 450 hommes. L’accord franco-britannique, signé fin septembre, prévoit une contribution du Royaume-Uni à hauteur de 15 millions d’euros sur trois ans pour sécuriser le port. Cependant, après la récente visite de Bernard Cazeneuve à Calais, Raphaël Sodini reconnaît également la nécessité de renforcer un “dispositif humanitaire sous-calibré”. Pour lui, l’une des urgences est de “soustraire les femmes de la communauté”. En tête des priorités, la mise en place, avant janvier prochain, du centre Jules-Ferry : accueil de jour pour les hommes, hébergement pour les femmes et les enfants (cent places). Une première depuis la fermeture du centre de Sangatte en 2002. Pour l’ensemble des associations, le dispositif proposé est tout sauf une solution idoine. Loin du centre-ville, l’accueil de jour aggravera la situation en isolant davantage les migrants. Pour Ferri, cette proposition de centre d’accueil “est une blague. Ce dont nous avons besoin, ce sont des structures d’hébergement. Et puis il faudrait donner trois repas par jour”. Enfin, tous pointent le manque de réactivité de Natacha Bouchart, maire de Calais. Depuis la Maison des Femmes, qu’elle n’est jamais venue visiter, David Lacour, de Solid’R, rappelle : “Les migrants sont sur son territoire, elle en est responsable.”
En 2014, la France a davantage été un pays de transit qu’une terre d’accueil. Tandis que les pouvoirs publics s’inquiètent d’un “afflux massif de migrants” et d’une “pression migratoire sans précédent”, la réalité des chiffres est toute autre. En 2014, 127 000 demandes ont été décomptées en Allemagne, contre 65 000 en France. Dans l’Hexagone, les demandes diminuent (- 11 600). Et de fait, à Calais, rares sont ceux qui souhaitent “déposer leurs empreintes”. Conformément au règlement Dublin II, qui contraint le migrant à enregistrer sa demande dans le premier pays européen où il fait l’objet d’un contrôle et d’un relevé de données biométriques, la majorité des migrants attendent de passer en Angleterre avant d’officialiser toute démarche. En Angleterre, pendant la durée d’examen du dossier, de quelques mois tout au plus, les migrants peuvent espérer bénéficier d’un hébergement. Un journaliste et un médecin syriens bloqués à Calais s’insurgent : “En France, tout est si long. Et dans l’attente, on nous traite comme des animaux, on nous laisse à la rue. On nous laisse nous laver dans la mer. Hors de question de rester ici.”
Aminata*, une jeune Guinéenne diplômée de sociologie, hébergée à la Maison des Femmes, est l’une des rares à s’être décidée à demander l’asile à la France. Elle rêve d’enseigner, ou d’écrire, ici. Au chevet de son lit, une pile de livres. Ce soir, elle se plonge dans L’Attentat de Yasmina Khadra. L’auteur conclut : “On peut tout te prendre, tes biens, tes plus belles années, l’ensemble de tes joies, et l’ensemble de tes mérites, jusqu’à ta dernière chemise – il te restera toujours tes rêves pour réinventer le monde que l’on t’a confisqué.”
10/11/2014, Olivia Müller
Source : lesinrocks