samedi 2 novembre 2024 18:17

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Les mille et un récit des réfugiés syriens au Maroc

Les cœurs sont tristes. Les visages sont fermés et les regards éteints. La nouvelle est tombée vers 23H15. Ahlam* , la sœur des frères Naboulsi, a été tuée ainsi que son mari et ses trois enfants à Daraa, une ville du sud-ouest de la Syrie proche des frontières avec la Jordanie et  le Liban. Un baril d’explosifs a anéanti leur maison et  réduit ses habitants en cendres. Sous les débris, il n'y avait pas de corps mais des restes humains. 

Dans l’appartement de Jihad, le frère cadet de la défunte, sis au boulevard Ibn Tachfine à Casablanca, l’atmosphère est macabre. Un silence lourd et pesant y règne. Seul le bruit des sanglots le déchire de temps à autre.

Du fond du salon où se sont rassemblés des dizaines de Syriens venus présenter leurs condoléances, une voix rauque surgit : «Il a suffi d’un petit cercueil en bois pour mettre en terre ce qui restait des cinq corps », raconte Imad, l’aîné de la fratrie, les larmes aux yeux et des trémolos dans la voix. Il est assis sur le canapé, l'air abattu, perdu dans ses pensées. L’homme semble anéanti par le chagrin. Il a été très proche de sa sœur et de ses enfants. « Qu’ont-ils fait de si mal pour mériter un tel sort ? Pourquoi des enfants innocents meurent-ils si atrocement ? », s’est-il demandé en s’adressant  à lui-même. 
Trois ans après le déclenchement du mouvement de contestation contre le régime de Bachar Al-Assad, la Syrie s’enfonce de plus en plus profondément dans la barbarie. Attentats, enlèvements et bombardements sont devenus le lot quotidien des Syriens. Plus de 200.000 personnes ont été tuées depuis mars 2011 dont au moins 8.800 enfants (2.165 d’entre eux avaient moins de 10 ans). Des meurtres enregistrés en grand nombre dans les périphéries rurales de Damas, à Alep,  Homs,  Idlib, Daraa et  Hama. 

La fin des illusions  

«Notre révolution a débuté dans le calme et la sérénité sans effusion  de sang. On est sorti pour réclamer la liberté, la justice et la dignité et regardez où  on en est aujourd’hui. Un pays qui s’engouffre dans un chaos que rien ne semble pouvoir arrêter », s’est désolé Ayman, 34 ans, réfugié au Maroc il y a un an après avoir quitté son pays après avoir été victime d’un violent passage à tabac dans les locaux des moukhabarates, les renseignements de l’armée de l’air,  service de sécurité le plus puissant du pays. « Notre rêve d’une Syrie meilleure s’est brisé sous les chenilles des chars, des missiles des avions de chasse et des barils d’explosifs.  Comment peut-on oser embrasser un quelconque rêve face  à une armée qui tue,  viole, torture, pille et massacre ?», s’est-il demandé.
Pour lui comme pour beaucoup de Syriens, le régime a réussi à pervertir la révolution en distribuant argent et faveurs à tout-va et en montant les populations les unes contre les autres.  Aujourd’hui, ils ne croient plus en rien ni en personne. Même  la Coalition nationale des forces de l'opposition et de la révolution, dite également Coalition nationale syrienne (CNS) ne trouve plus grâce à leurs yeux.  Ses membres, comme ceux de l’Armée syrienne de libération (ASL), de l’armée de Bachar, des milices ou des groupes islamistes sont traités de tous les maux. Tous sont qualifiés de pourris et de corrompus. « La révolution a fini par dévorer ses propres enfants. Les vrais révolutionnaires ont laissé la place aux traîtres et aux escrocs qui ne croient qu’en une seule chose : l’argent et le pouvoir.  Rien ne distingue aujourd’hui l’armée régulière et ses supplétifs de ces opposants. Tous sont devenus pareils. Chaque camp cherche à renforcer son autorité et son hégémonie à n’importe quel prix, quitte à sacrifier inutilement  des milliers de vies humaines», s’est indigné Rachad, un ancien combattant de l’ASL.

Quand engagement  et morale ne riment plus 

Ex-caporal de l’armée de Bachar ayant déserté, Rachad a la trentaine. Il a le visage émacié et le regard froid. Quand on le regarde, on ressent la colère qui monte en lui. D’après lui, le combat pour la liberté et la dignité a beaucoup perdu de sa légitimité. Il n'y a point de principes ni de freins moraux. Les éléments de l’ASL agissent sur le terrain comme des seigneurs de guerre et non comme des combattants défendant une cause noble. Ils sont guidés par le seul objectif de prendre le pouvoir et de s’assurer une part de la rente de guerre. « A maintes reprises, j’ai été témoin de scènes de sacs de voitures, de maisons ou de biens par les combattants de l’ASL sans parler du commerce des armes auquel s’adonnent  certains gradés.  Alors, comment voulez-vous que les gens croient en nous avec de tels agissements ? Le peu de crédibilité et de légitimité dont nous jouissons a été fortement entamé par de pareils  voyous sans foi ni  loi». 

Rachad a rejoint les rangs de l’Armée libre dès les premiers jours de l’éclatement de la guerre civile. Il était dévoué corps et âme à la cause de l’ASL : une Syrie libre et démocratique où citoyenneté rime avec droits et dignité. Il a été de tous les combats menés contre les forces armées du régime. Mais, il a suffi d’une blessure au bras pour qu’il remette en cause ses convictions et renie sa foi en l’idéal révolutionnaire. « Un jour, j’ai été blessé grièvement au bras lors d’un combat. Mes chefs m’ont conseillé de prendre quelques jours de repos et de profiter de l’occasion pour voir ma famille dans un camp de réfugiés au Liban », a-t-il raconté. 

Un voyage qui n’aura rien de réjouissant et qui lui laissera un goût amer.  Une fois sur place, Rachad a eu la mauvaise surprise de découvrir que sa femme et ses enfants sont logés sous des tentes offertes par le HCR. Ils dorment sur de fins matelas.  Ils font partie des 919.400 réfugiés syriens au Liban.  Dès leur arrivée, ils ont été confrontés à une dure réalité et se sont trouvés dans l’obligation de supporter des conditions de vie déplorables qui se détériorent chaque jour davantage. 

Selon MSF, la plupart des réfugiés s'installent au Liban dans des régions à faible niveau de développement socio-économique et leur accès aux soins médicaux reste de plus en plus compliqué. Sur dix personnes interrogées par MSF, neuf considèrent leur avenir comme extrêmement précaire et ignorent si elles pourront rentrer chez elles.

Aujourd’hui, avec 2,5 millions de réfugiés (sur 22 millions d'habitants), forcés de fuir à l'étranger, les Syriens sont en train de devenir la plus importante population de réfugiés du monde, devant les Afghans. 
Outre le Liban, ils sont 584.600 en Jordanie, 634.000 en Turquie, 227.000 en Irak et 135.000 en Egypte, mais aussi 6,5 millions à avoir été déplacés à l'intérieur de la Syrie selon le HCR. Un état de fait que Rachad n’arrive pas à digérer d’autant  que les familles des responsables de l’ASL sont installées dans de confortables appartements  et hôtels. 

Ces familles n’hésitent pas à afficher ostensiblement leurs signes de richesse et leur confort (smartphones de dernière génération, cigarettes de luxe, voitures…). « C’est alors que j’ai décidé de tout quitter. Grâce à l’argent que j’ai pu économiser et à celui de ma femme qui a vendu ses bijoux, on a pu acheter des billets d’avion et partir vers le Maroc ».

Réfugiés malgré eux

« Tout cela est absurde. Je ne veux même plus parler de politique. Je me demande ce qu’on fait tous ici au Maroc. Dites-moi vous qui vous prenez pour des héros, qu’avez-vous fait pour la Syrie ? On a tous pris la fuite laissant notre pays aux mains des étrangers et de l’armée de Bachar. L’idée de nous révolter contre le régime a été dès le départ un mauvais choix puisqu’on n’a rien gagné en fin de compte». C’est avec ces mots durs et crus que Youssef s’est adressé à Rachad.  

La trentaine à peine, le visage mince et le regard triste, Youssef ne garde de la guerre civile qu’amertume, trahison et  stigmates de la torture. Il a purgé près de sept mois  dans les geôles de Deach pour avoir refusé de céder son institut de formation en informatique aux milices de Deach qui voulaient en faire une cachette d’armes et de munitions. Il se souvient encore des visages de ses bourreaux et particulièrement  de leur chef. Un homme sans scrupules qui n’a pas hésité à égorger l’oncle de Youssef après lui avoir volé près de 70 kg d’or et des milliers de livres syriennes. Pourtant, les deux hommes étaient proches et se connaissaient bien. Youssef se rappelle encore que c’est lui qui avait prêté son propre révolver à ce chef lors de l’éclatement de la guerre civile. « J’ai été incarcéré dans des conditions épouvantables et je m’en suis sorti avec la main fracturée.  Après, j’ai dû quitter mon pays sous la contrainte en répudiant de force ma femme et en laissant mes cinq enfants derrière moi ».

Les propos de Youssef ne font qu’exacerber les échanges entre les convives. Chacun a tenté de défendre sa position en jetant l’opprobre sur l’autre camp. Et le consensus semblait impossible. Saad a tenté de prendre la parole mais il n’y est pas arrivé. Sa voix est à peine audible. Il a fallu l’intervention  d’Imad pour que le calme revienne.  « Moi, j’ai choisi de ne pas m’impliquer ni de près ni de loin dans ce qui se passe. Mais la réalité a fini par me rattraper », a-t-il lancé d’une voix douce et légèrement rauque... « En fait, j’ai été arrêté par les services de renseignements de Bachar pour un crime qui   frôle le ridicule. Un de mes cousins a déserté  les rangs de l’armée régulière et ce fut à moi de réparer le tort. J’ai été  incarcéré à la base aérienne de Tabqa où j’ai subi des tortures dont les traces sont encore visibles sur mon corps. Quand j’ai quitté la prison, j’ai reçu des menaces et c’est pourquoi j’ai dû prendre le chemin de l’exil avec ma famille. Je ne suis pas là pour étaler devant vous ma vie mais je voulais dire qu’on a été tous contraints, à un moment ou à un autre, de quitter notre pays.   Aujourd’hui, on n’espère plus  rien pour nous. Nous sommes une génération sacrifiée, on vit uniquement sur l’espoir que la Syrie future sera meilleure pour nos enfants et pour les générations à venir».  Des mots si touchants qu’ils ont réussi à forcer l’adhésion de l’ensemble des invités qui n’ont plus aujourd’hui que les yeux pour pleurer.     

17 Décembre 2014, Hassan Bentaleb

Source : Libération

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