dimanche 24 novembre 2024 07:43

Pourquoi il faut (re)visiter le musée de l'Immigration

Le musée de la Porte dorée à Paris retrace deux siècles d'immigration en France, une histoire qu'il faut connaître pour comprendre la société.

François Cavanna, co-fondateur de "Charlie Hebdo", est mort le 29 janvier 2014, presqu'un an jour pour jour avant la tuerie à l'hebdomadaire satirique. Il souffrait de la maladie de Parkinson, comme il l'avait révélé dans "Lune de miel" (Gallimard), son ultime ouvrage.

On sait moins qu'il fut le premier à confier un objet personnel à la Galerie des dons du Musée de l'Histoire de l'Immigration, musée inauguré le 15 décembre dernier par le président de la République, François Hollande, sept ans après son ouverture. Son prédécesseur, Nicolas Sarkozy, n'avait pas daigné s'y rendre.

Né en 1923 à Paris, François Cavanna était le fils d'une Française employée de maison et d'un maçon italien. C'est la mémoire de ce dernier qu'il voulut honorer en léguant à la galerie des Dons, ouverte en 2008 et entièrement remaniée au printemps dernier, un outil lui ayant appartenu.

Cette truelle très usée fut celle de Luigi Cavanna, mon père", écrit-il dans une lettre manuscrite présentée à côté de l'objet. "Ce n'est pas une relique. J'en ai hérité et, tout naturellement, je m'en suis servi à mon tour comme d'une chose allant de soi. [ ...] Si la virole est mangée de rouille, c'est dû à mon manque de soin. Papa ne l'eût pas toléré."

Le destin de milliers d'Italiens

La truelle et la lettre sont exposées dans une vitrine, parmi les quarante dons que compte la Galerie. Des photos, des documents officiels, des correspondances privées, des objets précieux ou des petits riens illustrent le parcours de leur propriétaire.

En offrant cet outil au musée et en l'accompagnant d'une lettre, Cavanna rend à son père un hommage simple comme fut Luigi, et poignant comme pouvaient l'être ses livres. L'outil témoigne aussi de l'histoire de milliers d'Italiens qui vinrent tenter leur chance en France.

Le don de Tran Dung-Nghi est une petite pochette de soie qu'elle avait toujours gardée sur elle, avant de la confier à la Galerie. Elle contient le chapelet bouddhiste de sa grand-mère. En 1975, les troupes d'Hô Chi Minh envahissent Saigon où vit Tran, alors petite fille, avec sa famille. 

Mes parents sont arrivés en courant. Ils avaient pu trouver un bateau pour quitter le pays. [...] Je ne sais plus si ma grand-mère a pleuré, ou moi. On n'a pas eu le temps de se dire au revoir", confie-t-elle.

Quelques mois plus tard, en France, elle recevra la petite pochette de soie.

Chaque don nous aspire vers un destin singulier, celui d'un enfant, d'une femme ou d'un homme qui a fui la guerre, les persécutions ou la pauvreté, et qui s'est recréé une vie en France. Le déracinement, parfois le traumatisme du départ, l'espoir d'une vie meilleure, les désillusions, mais aussi le quotidien et les événements familiaux (naissance, mariage...) racontent mieux qu'un livre d'histoire la réalité des vies d'immigrés.

Un drapeau et une carte postale

La vitrine consacrée au don d'Arnold Bac est particulièrement émouvante. C'est un drapeau bleu, blanc, rouge de l'Union des Engagés volontaires et Anciens Combattants juifs de la Seconde Guerre mondiale. Ovche Bac, son père, arrive en France en 1928 pour fuir les pogroms d'Europe de l'Est.

Il se marie avec Zysla Finkelsztejn, une juive polonaise, avec qui il aura un fils en 1937, Abel. Ovche s'engage en 1939 dans un régiment rattaché à la Légion étrangère. Il sera prisonnier de guerre jusqu'en 1945. Abel a griffonné pour lui "bonne année " sur une carte postale. Mais l'enfant et sa mère ont été déportés à Auschwitz. Ovche ne les reverra jamais. Arnold Bac est né du second mariage de son père.

Avec une scénographie sobre et des repères historiques très clairs, la Galerie des dons est une réussite, tant ces objets restituent avec force la réalité des vies heurtées des immigrés.

L'exposition permanente "Repères", remaniée cet été, relate, elle, deux cents ans d'histoire de l'immigration en France. Au début du 19e siècle, sa natalité est faible et son besoin de main d'œuvre fort. Alors, contrairement aux autres pays européens qui voient une partie de leurs habitants émigrer, la France devient une terre d'immigration.

A la fin du siècle, les étrangers les plus nombreux sont… les Belges (un demi-million), vite supplantés par les Italiens. En 1931, on en compte 800.000 en France.

Portugais, Espagnols, Maghrébins...

A partir de 1919, est organisé le recrutement des travailleurs polonais (500.000 recensés en 1931). Puis ce sera l'arrivée des Espagnols fuyant la guerre civile et le franquisme (500.000 réfugiés dans les quinze jours qui suivirent la chute de Barcelone en février 1939).

A partir de la fin des années cinquante, les Portugais quittent à leur tour en nombre leur pays pour échapper à la dictature salazariste et à la pauvreté. En 1975, on en recense 750.000 en France. Quant à l'immigration en provenance du Maghreb et de l'Afrique subsaharienne, elle débute pendant l'époque coloniale, et s'intensifie durant la première guerre mondiale avec le recrutement de travailleurs et de soldats.

A partir des années 20, ce sont principalement des Algériens, surtout kabyles, qui viennent travailler en France, suivis à partir des années 60 par les Marocains, les Tunisiens et les "Subsahariens" (466.000 Algériens, 433.000 Marocains, 150.000 Tunisiens, 515.000 Subsahariens comptabilisés en 2011) (1).

Archives, photos, objets, coupures de presse, films et enregistrements audio (qui forment parfois un brouhaha sonore un peu gênant), œuvres d'art et tables de repères historiques (bien conçues) raconte ces vagues d'immigration et leurs conséquences à travers neuf thèmes : l'émigration (car immigrer c'est d'abord émigrer), la place de l'étranger face à l'Etat, le paradoxe de la France à la fois terre d'accueil et terre hostile, le déracinement, le logement, le travail, les enracinements, notamment grâce aux sports et enfin la diversité culturelle.

"Repères" pas clair

Dommage que le parcours soit difficile à suivre (les numéros des thèmes indiqués sur la brochure ne sont visibles nulle part !) comme s'il était conçu uniquement pour des groupes encadrés, car "Repères" est une exposition passionnante aussi bien pour les étrangers en France (3,8 millions en 2011), les Français d'origine immigrée (le quart de la population si l'on remonte aux grands-parents) ou pas, pour comprendre notre société aujourd'hui, sa richesse et les tensions qui la traverse.

Les préjugés, la méfiance, la discrimination voire le racisme n'épargnent pas les immigrés. Relégation de fait dans des bidonvilles, emplois pénibles et sous-payés..., l'injustice subie est le dénominateur commun de leur vie. Mais à vouloir leur rendre un juste hommage, et souligner les manquements de leur pays d'adoption, le musée montre parfois un parti-pris un peu gênant.

"Au tournant du 20e siècle, en France, le renforcement de l'Etat-Nation favorise le développement de la xénophobie, qui vise en priorité l'immigration ouvrière", peut-on lire sur un cartel consacré à… "l'Assiette au beurre", hebdomadaire satirique du début du 20e siècle. Les millions de marcheurs qui entonnèrent la Marseillaise dimanche 11 janvier place de la République, apprécieront…

L'exposition dédouane aussi les immigrés et les religions de toute responsabilité, un angélisme dont pourtant, aujourd'hui, plus grand monde ne fait preuve. Critiquer sans stigmatiser les conservatismes n'est bien sûr pas simple...

Mais certains ne s'embarrassent pas de scrupules, rappelle l'exposition. "Immigration : Serons-nous encore français dans 30 ans ?", titrait "le Figaro magazine" en 1985. Un buste d'une Marianne… voilée illustrait la couverture de l'hebdomadaire. En 2015, trente ans après, nous y sommes. Et "nous" sommes toujours français.

Claire Fleury

Musée de l'Histoire de l'Immigration. Palais de la Porte Dorée. 293 avenue Daumesnil, 75012 Paris.

A voir aussi "Fashion Mix", une magnifique exposition organisée avec le Palais Galliera, le musée de la mode de la ville de Paris, sur les créateurs de haute couture d'origine étrangère installés en France. Jusqu'au 31 mai.

Du mardi au vendredi de 10h à 17h30. Le samedi et le dimanche de 10h à 19h. Tarif unique 6 euros (hors période d'exposition temporaire 4,5 euros).

(1)    Un immigré est une personne née étrangère à l'étranger et résidant en France, selon la définition adoptée par le Haut Conseil à l'Intégration. Même si elle devient française par acquisition, la personne continue à appartenir à la population immigrée. Selon l'INSEE les immigrés étaient 8,8 millions en France début 2013, et représentaient 8,8% de la population française.

18-01-2015,  Claire Fleury

Source : nouvelobs.com

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