dimanche 24 novembre 2024 08:56

L'omelette norvégienne, modèle de la politique migratoire?

Sur le dessus, une soyeuse neige de blanc d'œuf, la satisfaction affichée d'une politique "équilibrée et respectueuse". Par en dessous, dans le détail de la pression des administrations sur les migrants, c'est glaçant.

Le ministère de l'Intérieur publie maintenant chaque année des statistiques sur les résultats de sa politique migratoire, et l'on s'en félicite. Le cru 2014 est synthétisé dans une série de tableaux présentés par un Communiqué de presse du 15 janvier 2015. Les comptages sont présentés en cinq chapitres: visas, asile, délivrance de titres de séjour, naturalisation, départs forcés ou spontanés. Les tableaux couvrent en général les années 2008 à 2014, ce qui permet de se faire une idée de la correspondance entre les politiques affichées et la réalité administrative, en tenant compte d'un décalage d'un à deux ans entre l'annonce et sa réalisation éventuelle.

Visas. Le nombre de visas accordés augmente régulièrement depuis 2009, passant de 2,1 millions à 3,2 millions en 2014. Selon les chiffres officiels, la proportion de refus de visa par rapport au nombre de demandes n'est que de 10%. Pourtant, selon une enquête de La Cimade dans plusieurs pays (Algérie, Sénégal, Mali, Turquie, Ukraine, Maroc), "dans son ensemble, le constat est aussi affligeant qu’inquiétant. (...) Loin des observateurs de la société civile, la délivrance des visas est devenue un élément clé dans la politique d’immigration : le sort des membres de famille rejoignants, des étudiants, des familles de réfugiés, se décide désormais tout autant dans le pays de départ que dans les préfectures." D'où les "innombrables plaintes d’étrangers venant raconter les attentes, les refus, les démarches insensées qui n’aboutissent jamais..."

Asile. Selon les tableaux du ministère, le taux de réponses positives aux demandes d'asile a été de 27% en 2008, puis il a décru régulièrement, atteignant 16% et 17% en 2012 et 2013; en 2014; il est remonté à 23%, soit encore 4 points de moins qu'en 2008. Certes, la demande est variable dans le temps, suivant les aléas des guerres du monde, mais l'argument selon lequel l'augmentation du nombre de demandeurs signifie augmentation des tentatives d'escroquerie à l'asile se trouve contredit par les statistiques: +8% de demandeurs d'asile de 2012 à 2013 et, un an plus tard (durée approximative de la procédure), +28% de délivrance de titre de réfugié. Peut-être s'agit-il d'un début de meilleure prise en compte de la réalité des dangers encourrus par les personnes qui demandent protection.

Titres de séjour. La délivrance d'un premier titre de séjour a concerné 208000 personnes en 2014 (+2% par rapport à 2013, soit le taux moyen d'augmentation depuis 2008). Elle a évolue de façon contrastée selon le profil des personnes concernées. Le nombre de mesures de régularisation du séjour de personnes déjà présentes mais "sans papiers" n'est pas présenté en tant que tel dans les tableaux du ministère, mais on sait que pour les années précédentes il était proche de 30000 par an.

Une partie des évolutions observées à partir de 2013 sont à mettre en relation avec la circulaire du 28 novembre 2012 qui assouplit dans certains cas les conditions de régularisation administrative du séjour. Après une bosse de rattrapage en 2013, le résultat des nouvelles mesures en faveur des couples mariés et des parents d'enfants scolarisés semble s'établir à un rythme de croisière autour de 5500 régularisations par an. Pour les deux autres catégories concernées (pour ne pas dire visées) - les jeunes atteignant l'âge de 18 ans et les salariés - les proches des étrangers ne s'étaient pas trompés en annonçant l'ineffectivité de critères beaucoup trop restrictifs. Le nombre d'étrangers entrés mineurs en France qui obtiennent la régularisation de leur séjour à leur majorité est en augmentation d'année en année (+10% en moyenne) depuis depuis 2008, pour atteindre 5300 en 2014. Les constations de terrain incitent à penser qu'elles reflètent une augmentation de la population concernée et non pas - loin de là! - un meilleur accueil administratif de ces jeunes. Quant au nombre de cartes délivrées au titre du travail, il oscille entre 11000 et 14000 par an depuis 2008, sans inflexion notable en 2013-2014.

En dépit des déclarations officielles sur le rayonnement de la France auquel sont censés contribuer dans l'avenir les étudiants étrangers, le nombre d'étudiants accueillis reste stable depuis 2008 et se situe, selon les années, entre 52000 et 65000 (62000 en 2014). Embellie pour les chercheurs étrangers accueillis (sous condition de ressources assurées): ils étaient autour de 2000 jusqu'en 2011, ils ont été 3600 en 2014. Quant aux retraités et pensionnés étrangers, on observe une baisse régulière de leur nombre, de 1400 en 2008 à 550 en 2013, avec une légère remontée en 2014 (670).

Départs et expulsions. On ne parle plus de reconduites à la frontière, et encore moins d'expulsions, mais de départs forcés, spontanés ou volontaires. Ce chapitre, absent des statistiques 2013 publiées en avril 2014, ne couvre que les années 2013 et 2014; et il différencie plusieurs formes de sorties du territoire, "renvoi", "réadmission", "retour", qui peuvent être "spontanés" (après une décision d'éloignement, quand même), "forcés", ou encore "volontaires", aidés financièrement ou pas. "De la gastronomie chez les cannibales", selon le mot de Maurice Clavel.

Dans leur rapport pour 2013 (novembre 2014), les cinq associations présentes dans les centres de rétention, antichambre de l'expulsion, mettent en question les chiffres officiels pour 2013: "Comme les années précédentes, force est de constater que les chiffres communiqués par le ministère de l’Intérieur sont incomplets et utilisés au profit d’une communication choisie. Ainsi, le 31 janvier 2014, le ministère de l’Intérieur annonce« (…) nous avons fait le choix de l’efficacité et de la transparence. Nous affichons 27 051 éloignements (pour 2013) (…) ». Pourtant, ces chiffres omettent, sans le préciser, plus de la moitié des éloignements qui sont réalisés depuis l’outre-mer."

L'administration dispose d'une panoplie assez étoffée pour faire repartir les étrangers en situation irrégulière; chaque préfecture a ses préférences, mais le moyen prédominant est l'OQTF (obligation de quitter le territoire) décochée soit après un refus de titre de séjour, laissant un mois à la personne pour organiser son départ, soit suite à un contrôle d'identité et à un placement en rétention en vue de l'expulsion. En ne considérant toujours que la métropole, en 2014 les expulsions (15200) ont augmenté de 4% par rapport à 2013, tandis que 6200 personnes sont reparties pour obéir à l'OQTF qui les frappait (-23% par rapport à 2013). À ceux-là s'ajoutent quelques milliers de personnes en séjour irrégulier reparties spontanément, difficiles à identifier dans les tableaux du ministère du fait d'un changement de procédure au 1er juillet 2014. Au total, le ministère affiche un total de 27600 personnes expulsées, renvoyées ou reparties de leur propre volonté, en légère augmentation (+2%) sur 2013. 28000 expulsions et départs pour 30000 régularisations: la voilà, la politique migratoire équilibrée!

Quant à l'Outre-mer, la politique migratoire y fait ses ravages,particulièrement à Mayotte. Le site du collectif Migrants outre-mer en tient la chronique.

Naturalisations. Le gouvernement issu des élections de 2012 avait annoncé qu'il faciliterait l'acquisition de la nationalité française. La consultation des tableaux officiels ne confirme pas que ces déclarations aient été suivis d'effets. Le nombre de personnes devenues françaises par mariage en 2014 (19000) se trouve dans la fourchette des variations depuis 2008 (16000-22000). Quant aux autres naturalisations dites "par décret"), après avoir chuté de 60000 à 32000 entre 2008 et 2012, leur nombre pour 2014 ne dépasse pas 41000...

Le Communiqué de presse du ministère se conclut sur une phrase aux mystérieuses résonances: " Le nombre d’acquisitions [de la nationalité française] à raison du mariage augmente de +12,6 % (...) à la suite notamment d’une amélioration dans le processus informatique de traitement des dossiers". Est-ce à dire que la mise en œuvre de choix politiques est une simple question d'informatique?...

 Cependant, ce que l'on constate de plus en plus sur le terrain, c'est que toutes sortes d'administrations semblent se liguer pour encore plus éloigner la perspective d'une vie comme tout le monde pour ceux qui travaillent à leur régularisation. On ne compte plus les "il vous manque telle preuve, je vous donne un rendez-vous dans deux mois" (ndlr. Preuve ne figurant pas sur la liste délivrée par le même service), "aujourd'hui on ne donne que 10 tickets" (pour des dizaines de personnes venues attendre depuis le milieu de la nuit), ou encore les préfectures qui ne donnent aucune réponse aux demandes déposées, pendant un an, deux ans et plus, opposant toutes sortes de réponses dilatoires aux demandes d'information sur l'examen du dossier, alors que la loi leur donne un délai de quatre mois pour statuer.

À Lyon, des dizaines de mineurs isolés étrangers voient leurs actes de naissance contestés par le Parquet, le bureau de la fraude documentaire, la Justice: après avoir été, avec d'autres jeunes, traîné en correctionnelle, un jeune Malien obtient de son Ambassade à Paris une authentification en bonne et due forme de son passeport; son avocat demande à la Cour de Cassation la révision du jugement; la commission ad hoc de la Cour de Cassation juge alors que la pièce produite n'est pas un élément nouveau permettant la réouverture du dossier. Des mineurs isolés rejetés par l'aide sociale à l'enfance (ASE), n'ayant plus ou pas de tuteur légal pour signer les conventions de stage, les établissements scolaires ne les envoient plus en stage! Ils peuvent être inscrits au lycée mais sans stage, contrairement à leurs copains.

Les titres de séjour qui sont délivrés ont la plupart du temps une validité de 12 mois. Le renouvellement offre une nouvelle occasion de faire durement ressentir la fragilité de ce petit morceau de plastique au format des cartes bancaires. Une jeune fille est convoquée pour le renouvellement de son titre de titre de séjour étudiant; après une année en fac, elle suit cette année une formation en alternance; on refuse de  lui remettre sa carte, car elle n'a pas produit de "Certificat d'échec" pour sa formation de l'année universitaire précedente!  À Paris, une autre étudiante, algérienne, se rend au centre de la rue des Morilllons qui lui a délivré son titre de séjour pour en demander le renouvellement; on la renvoie sur le centre du boulevard Ney (à l'autre bout de Paris), spécialisé pour les étudiants; boulevard Ney, on la renvoie rue des Morillons, puisqu'elle est algérienne.

Dans le cadre du renouvellement du titre d'un travailleur salarié; on demande l’attestation de suivi de la session d’information sur la vie en France (il vit ici depuis 15 ans) une attestation de formation civique, une attestation de formation ou de dispense de formation linguistique, une attestation de dispense ou de réalisation d’un bilan de compétences professionnelles (il est salarié dans la même petite entreprise depuis plus de 5 ans), un nouveau certificat médical de l'Office français d'immigration et d'intégration (OFII). Dans un cadre en dessous de sa convocation on lui demande d’attester qu’il sait que son dossier sera refusé s’il est présenté de manière incomplète le jour de la convocation - et que les titres, actes d’état civil et documents présentés feront l’objet d’une authentification auprès des autorités ou organismes qui les ont émis.

22 JANVIER 2015, Martine et Jean-Claude Vernier

Source : Mediapart

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