Dans son lit au premier étage de l'hôpital de Gioia Tauro, près de Rosarno (15 000 habitants) en Calabre, Ayiva Saibou ne peut cacher sa terreur : "C'est du racisme, nous, on n'est pas des criminels", dit-il, la voix cassée. C'est l'agression subie, jeudi soir 7 janvier, par ce travailleur immigré togolais et ses compagnons qui a déchaîné l'enfer à Rosarno.
Sur le chemin du retour, après une journée passée dans les champs, ils ont vu une voiture faire demi-tour après les avoir dépassés. Ils ont vite compris que quelque chose n'allait pas. Le passager a baissé la vitre et tiré sur eux avec une carabine à air comprimé. Assez pour les blesser, dit Ayiva Saibou en montrant son jean ensanglanté. Assez aussi pour faire exploser la colère des immigrés.
Ce n'est pas la première fois que des journaliers venus ici, dans la plaine de Gioia Tauro, pour la récolte des mandarines, sont agressés. L'an dernier déjà, on leur avait tiré dessus et les abris de fortune dans lesquels ils vivaient avaient été incendiés. Alors, jeudi soir, plus d'une centaine d'entre eux, exaspérés, ont brisé les vitrines, incendiant voitures et poubelles.
Le lendemain, les habitants de Rosarno ont répliqué par une véritable "chasse à l'immigré" qui aurait pu se terminer tragiquement. Toute la journée et tard dans la nuit, vendredi, ils ont dressé des barrages et roué de coups les immigrés qui passaient par là. On parle même de bidons d'essence prêts à être utilisés pour "débusquer" ceux qui se cachaient. Des fusils de chasse ont fait leur apparition entre les mains de la population. On comptera une quarantaine de blessés, dont 30 immigrés. Certains n'ont eu la vie sauve que grâce à l'intervention de la police.
Lundi matin, la ville a retrouvé son calme et, à part les blessés, il ne reste plus un seul immigré à Rosarno. Plus d'un millier ont été transférés en autobus vers des centres d'hébergement. D'autres sont partis de leur propre initiative.
Pour mieux dire, ils se sont enfuis. La preuve : les casseroles encore pleines de pâtes, les chaussures, les vêtements, les valises qui jonchent les taudis où ils vivaient. Et puis les dizaines de vélos restés devant l'une des deux usines désaffectées transformées en logements précaires. Depuis dimanche, des bulldozers sont entrés en action pour les démolir emportant avec eux les dernières traces de vie qui témoignent qu'ici ont tenté de vivre des travailleurs immigrés : comme ce jeu de dames fait de bouchons ou encore ce manuel édité par le Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations unies qui, de toute évidence, n'a pu conjurer la colère des habitants de Rosarno.
Quelques-uns sont d'ailleurs là, comme pour s'assurer que le travail de "nettoyage" a été fait jusqu'au bout. "Ils ont eu ce qu'ils méritaient, lâchent-ils. On a dû défendre femmes et enfants. Nous les avons accueillis, nourris, et voilà comment ils nous ont remerciés, en incendiant notre ville."
La Calabre s'interroge sur les raisons profondes de ce qui s'est passé. Le parquet a ouvert une enquête sur le rôle qu'a pu jouer dans cette "chasse au Noir" la Ndrangheta, mafia locale qui contrôle aussi le marché du travail. Pourquoi, après des années de "cohabitation", a-t-on voulu se débarrasser de journaliers sans droits, payés 1 euro le cageot de fruits récoltés et soumis à une taxe mafieuse de 5 euros "pour frais de transport" aux champs ?
A l'hôpital, des associations caritatives ont apporté linge et bonbons "pour adoucir la situation" et répéter que "la vraie Calabre n'est pas raciste". Mais Ayiva et les autres ne demandent qu'à guérir et partir. Pour eux, Rosarno est une page définitivement tournée.
Source : Le Monde