dimanche 24 novembre 2024 05:44

Un contrôle des étrangers aussi brutal que myope

Croquis d'une audience de tribunal administratif: huit personnes étrangères, ramenées par les forces de l'ordre dans leurs filets, demandent et espèrent leur libération. Absurdité d'un système fondé sur le soupçon.

RESF, la LDH, l'Observatoire Citoyen de la rétention du 77 sont présents à cette audience du 24 février 2015. Le juge, assez jeune, a une écoute respectueuse et ne rechigne pas à donner la parole au retenu.

Surprenant inventaire des personnes retenues en vue de leur expulsion, aucune n'aurait dû être là, à première vue : 

Deux demandeurs d'asile bloqués en zone d'attente à leur arrivée à l'aéroport, dont on jauge la vie en public. "Allez, dites-moi comment vous avez découvert votre homosexualité ?", qu'on met en doute parce qu'il ne connaît pas les associations militantes - c'est puni de cinq ans de prison d'y appartenir - ou qu'il ne connaît pas la peine encourue pour ce qui là-bas est un délit. L'avocat de l'un d'entre eux n'est pas présent mais a laissé un mémoire. Il se défend lui-même. Bien. Mais le tribunal administratif (TA) n'a ni les pouvoirs de la CNDA (Cour nationale du droit d'asile), ni vocation à cuisiner quelqu'un sur son récit d'asile. Retour à la case aéroport pour tous deux. Peut-être retour aux tabassages dans leurs pays ?

Quatre touristes venus d'Italie voir des amis quelques jours, interceptés dès l'arrivée en Gare de Lyon. Un billet de train, un passeport, un "permesso" italien (en cours de renouvellement dans deux cas - ça fait pas sérieux). L'un d'entre eux a tout droit de voyager ... mais pas de rester s'il n'est pas friqué ... car il est réfugié en Italie avec un véritable Titre de Voyage. Des garanties de représentation. Leur "viatique" serait insuffisant, mais ils ont une carte de crédit.

Au quatrième, qui proteste - il était seulement venu saluer la naissance du premier né de son meilleur pote, il aurait dû retourner au travail à Milan ce matin - l'avocate de la préfecture, narquoise: "et vous allez encore me montrer une photocopie peu lisible de votre billet de retour ?". L'avocat de permanence tend un permis de séjour parfait, un permis de travail en règle avec le contrat de travail italien y afférent, et ... un vrai billet de train pour hier. Lui sortira, et devra se repayer un billet après son week-end de l'horreur, les trois autres vont très vite se voir offrir un billet CRA (centre de rétention administrative) de Vincennes à Modane aux frais du contribuable ou, s'ils ont de la chance, vers Turin à bord d'un petit avion militaire. 

Deux parents d'enfants français !...  Catégorie théoriquement protégée. Inexpulsables. Mais que font-ils là ?

Madame B. a le tort d'avoir donné son ancienne adresse lors de son interpellation. C'était pour éviter la honte à ses enfants, pour éviter qu'on les renvoie avec elle. C'est considéré comme une absence d'adresse stable. Oui, mais deux travailleurs sociaux là où elle habite sont venus, montrent que madame B. élève bien les gosses, seule, qu'elle est en séjour régulier depuis quatre ans comme mère d'enfant français, qu'elle travaille et qu'elle a des fiches de paie. Ils tirent au fur et à mesure avec dextérité des pièces d'énormes dossiers qu'ils connaissent par cœur. Juste, elle n'a pas eu le temps de savoir que son titre de séjour n'était pas renouvelé.

Soudainement lâchés par des amis, deux gosses de maternelle se blotissent dans les jambes de leur mère. Sans aucun bruit, sinon le petit : "c'est mon maman !". Pour l'avocate de la préfecture, qui joue le mauvais rôle, "il ne vous aura pas échappé que ces enfants sont encore très petits, et qu'un seul est français", sous-entendu rien n'empêche maman d'emporter la petite et son frère comme bagages au Nigeria. La petite française deviendra-t-elle une lycéenne nigériane ?

Retour de délibéré. OQTF (obligation de quitter le territoire français) et rétention annulées pour madame, injonction au préfet de délivrer un titre de séjour, tout le monde se tombe dans les bras, "c'est la fin de votre galère".

Monsieur G. vit en France depuis 26 ans. Il n'a plus de famille en Côte d'Ivoire, seulement sa mère, Britannique désormais. On l'a remarqué par son attitude très responsable auprès des autres retenus. Il explique, rassure, anime en douceur, dans toutes les langues.

Bien sûr que pour ne pas encore être régularisé, il a fait une connerie un jour. Tout jeune, en 1997. Il a payé, six ans de prison. Quatre ans d'analyse. Il a changé. Il a été mis ... onze ans en assignation à résidence. L'administration ne parvenait pas, paraît-il, à l'expulser puisqu'il n'avait pas de passeport (ndlr. Pendant tout ce temps, l'administration aurait pourtant pu demander à son consulat un laissez-passer qui aurait permis de le reconduire dans son pays). Lui aussi ignorait quelque chose : un arrêté avait été pris contre lui, qu'il fallait abroger. L'avocate de la préfecture lui reproche cette ignorance. En tout cas, pendant toute son assignation à résidence il était obligé de travailler. Plongeur, pendant des années.

Il est maintenant professeur de théâtre dans un centre culturel connu de l'Est parisien. Il a deux jumelles avec sa compagne, elles sont françaises (ndlr. Ce qui est un motif fort de régularisation). Il parle : "ça veut dire quoi, être père, sinon les garder, les amener à l'école ou chez le docteur, les câliner ?"

Il était convoqué à la préfecture. Pour une régularisation définitive espère-t-il - on lui demande de présenter des pièces concernant ses filles. Non, ce n'est pas un réexamen de sa situation administrative, on le fait passer par l'Autre Porte du bureau, on le met en rétention, l'administration a enfin trouvé comment faire après douze ans, c'est ubuesque. Détournement de procédure ? L'avocat de permanence fait un portrait cohérent de ce gars bien sympa, avec ce qu'il faut de technicité, le trouble à l'ordre public non prouvé, l'article 8 de la convention internationale des droits de l'homme (ndlr. Qui oblige à respecter la vie de famille). 

Heureusement, il savait que c'est long à la préfecture, il s'est pris un bon livre, un remake d'Ubu, à côté de lui sur le banc. Il crayonne, surligne, se demande comment rendre auteurs ses élèves acteurs. Comme ça s'est prolongé, il prend aussi des notes sur le CRA et dessine, son cahier ne fera pas 45 jours (maximum légal de la durée de la rétention).

L'avocate de la préfecture détruit l'ordre tissé par le confrère: "on vous l'a présenté comme une victime de l'administration, mais c'est lui qui victimise l'administration". Coupable de s'être "fabriqué" une vie de famille avec une compagne française et ses filles de deux ans, rien que pour avoir des papiers. Vivant avec elles, mais ne contribuant pas à leur entretien, artiste et trop souvent bénévole. Une pointe de comique, même soulignée par le juge: au lieu de porter "8e bureau, pour exécution", le procès verbal d'interpellation porte par erreur "vente à la sauvette". Et d'ailleurs, pourquoi 11 ans avant la convocation fatale ? L'avocate de la préfecture tente son chant du cygne : "tout, dans son comportement est répréhensible". Il sera libéré. En attendant de signer, il parle littérature et demande le contact de la Cimade en Seine Saint Denis.

L'avocat de permanence, empathique, a tenu à rester avec ceux qu'il à assistés. Huit personnes retenues, trois libérations, dont deux de ses "cas" sur les cinq qu'il a défendus. Il y a eu un mémoire écrit pour chacun des retenus, complexe pour les avocats choisis. Pour sa part, l'avocat de permanence doit se fier à l'ASSFAM (association présente dans le CRA de Vincennes pour aider les personnes retenues à exercer leurs droits), une heure de préparation pour cinq personnes.

"Bon jour pour vous", nous glisse le gardien en fermant, "revenez". 

25 FÉVRIER 2015, Sylvie Brod    

Source : mediapart

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