Mohamed Benatta est l'un des 832 Marocains ou personne d'origine marocaine qui réclament un dédommagement auprès de son ancien employeur, la SNCF, pour discrimination. Il témoigne.
Les rideaux laissent bien peu de lumière pénétrer dans le salon de Mohamed Benatta. Mais en les écartant un peu, la vue est imprenable sur la ligne de chemin de fer de la Grande ceinture, à Villemomble, en Seine-Saint-Denis. Les voies du milieu servent encore au transport de marchandises. Les voies extérieures, autrefois utilisées comme gare de triage, sont abandonnées. Des arbres ont poussé sur les rails de façon anarchique.
Retraité de la SNCF, Mohamed Benatta vit en face de ce paysage ferroviaire depuis 40 ans. Dont 32 ans de service. Depuis qu'il a quitté l'entreprise publique, en 2006, il garde un goût amer de ces années dans le rail. Il est l'un des 832 cheminots qui ont assigné en justice la SNCF pour discrimination.
Vendredi 27 mars s'est achevé un marathon judiciaire au Conseil de prud'hommes, qui examine depuis lundi les plaintes de ces centaines de travailleurs marocains ou d'origine marocaine, qui estiment avoir été dupés par l'entreprise publique lorsqu'ils étaient en fonction. Cantonnés aux plus bas niveaux de qualification, pénalisés à l'heure de la retraite... Les griefs contre la SNCF sont nombreux.
Au coeur du problème : leur statut, différent de celui des salariés français. A la SNCF, les étrangers ne peuvent prétendre, aujourd'hui encore, aux contrats avantageux des ressortissants européens. Ils sont embauchés comme contractuels, avec un CDI de droit privé. A ce jour, l'entreprise du rail se défend de toute discrimination, arguant qu'il n'y avait pas de lois interdisant ces pratiques à l'époque.
"La SNCF a gagné cet argent sur notre dos"
Dans son appartement du quartier de La Sablière, ensemble d'immeubles gris propriété de la SNCF, située en périphérie de la ville, Mohamed Benatta a sorti toute sa paperasse administrative. Il y en a sur la table, sur les canapés. Depuis qu'il s'est mis en tête de retrouver sa "dignité", il a rassemblé, trié tout ce qui pouvait servir de preuve. Il raconte :
Quand ils sont venus nous chercher au Maroc, ils nous ont dit que nous ferions le même travail que les Français, que nous serions traités comme les Français, mais on a jamais eu les mêmes avantages."
Chacun des plaignants réclame plus de 400.000 euros de dommages et intérêts. Pour la SNCF, la facture pourrait s'élever à 350 millions d'euros.
Cet argent là, la SNCF l'a gagné sur notre dos. On ne demande pas la charité, juste qu'on rétablisse nos droits, que les Chemins de fer s'excusent. Un euro symbolique de leur part me suffirait, juste pour dire qu'on a gagné."
Un premier poste refusé
Ce père de quatre enfants, tous nés en France, a grandi au Maroc, à Settat précisément, petite ville située à 60 kilomètres de Casablanca. En 1974, il travaillait à la préfecture, au service des transmissions, quand des recruteurs de la SNCF sont venus frapper à son bureau. La période des Trente Glorieuse touche à sa fin, la France accueille à tour de bras une main d'œuvre peu chère pour reconstruire le pays. Surtout, les postes proposés par la Société nationale des Chemins de fer n'attirent pas les foules. Le travail est pénible, en extérieur, parfois la nuit, parfois le week-end, dangereux.
On me proposait un salaire intéressant, j'avais 22 ans, j'étais célibataire, j'ai sauté sur l'occasion et je me suis inscrit."
Examens d'aptitude physique, test d'urine, prise de sang, test de lecture, Mohamed Benatta obtient avec succès son aller pour la France. Des trains spéciaux sont affrétés. Sur la route, ils sont 150 Marocains à prendre le bateau de Tanger vers le port d'Algésiras, en Espagne. De là, ils sont séparés en petits groupes. Mohamed est affecté à la gare de Belfort avec quatre de ses compatriotes. "Il faisait beau", se souvient l'ancien agent de la SNCF, accueilli au pied du train par un salarié des "Chemins de fer", comme il a gardé l'habitude de dire.
Il est agent de manœuvre. Sa fiche de poste indique les tâches qu'il devra accomplir : décrocher, raccrocher et enrayer les wagons des trains de fret. L'entreprise le loge en foyer, dans une chambre de 12m2 qu'il partage avec un collègue, avec cuisine collective adjacente. L'ambiance est bonne. Mais quelques mois plus tard, le soleil de ce printemps 1974 a cédé la place à un hiver sibérien. Le climat, paramètre sous-estimé par Mohamed, rend les conditions de travail plus difficiles que ce qu'il s'était imaginé : "Nous avions juste des gants pour nous protéger". Il décide alors de passer un examen pour devenir chef de manœuvre.
Or, une fois décroché, le diplôme reste rangé dans ses classeurs. Aucune utilité :
On m'a dit : 'c'est juste un papier à conserver. Tu ne peux pas être chef de manœuvre parce que tu n'as pas la nationalité française'".
"La SNCF a bloqué ma carrière"
Premier revers. Mohamed Benatta demande alors sa mutation à Paris en 1981, "où il fait moins froid". Avec sa femme, venue le rejoindre grâce au regroupement familial, et ses deux enfants, il arrive à Villemomble, à la Sablière, cité encore tranquille et agréable. Il rejoint l'équipe de la gare de l'Est et parvient à devenir, en 1993, chef de manœuvre principal "à la table". Grâce à une dérogation, faute de candidats français.
Installé dans un bureau, au chaud, pour la première fois, il a sous ses ordres des mécaniciens, un aiguilleur, un brigadier et un ouvrier. Mais pas plus. Mohamed Benatta aurait souhaité devenir chef de gare, ou chef de roulement. Impossible. Ces niveaux sont inaccessibles aux étrangers.
On m'a dit que j'étais 'au barrage', je ne pouvais pas aller plus loin que chef de manœuvre. La SNCF a bloqué mon évolution et a profité de moi".
C'est là qu'il prend conscience des discriminations dont il est l'objet. Mais en fin de carrière, à 2.000 euros par mois, il n'a pas le courage de démissionner, sinon "c'est le chômage". Et son avenir de retraité lui semble de plus en plus compliqué. Quand ses collègues français peuvent partir à 55 ans, lui peut espérer un départ à la retraite à 60 ans, avec des revenus moindres. Les mieux informés ont anticipé : ils ont demandé la nationalité française avant leur 40 ans, âge limite où le statut pouvait être accordé, pour bénéficier des mêmes droits. Lui n'y a pas pensé. Il ne "savait pas".
Dernier coup de massue de son ex-employeur : "Les trains ont commencé à évoluer, ils étaient plus sophistiqués, ils n'avaient plus besoin de nous et nous ont poussé à partir avant la retraite", raconte-t-il encore. Pour pallier à l'impossibilité pour eux de partir en pré-retraite, la SNCF a conclu un accord : les vieux cheminots marocains pourront recevoir des indemnités chômage, mais en étant dispensé de rechercher un emploi, d'une valeur équivalente à leur retraite jusqu'à leur 65 ans.
Mohamed montre les relevés de la Satrape, l'organisme de la SNCF qui verse les allocations chômages aux salariés de l'entreprise publique. Pendant 8 ans, il a touché 1.600 euros par mois avant de percevoir en 2014 1.000 euros environ de pension retraite. Une misère en comparaison des sommes versées à ses collègues qui ont occupé le même poste.
Des syndicats absents
Tout au long de ces années, les syndicats ont brillé par leur silence. Ce n'est que sur le tard, à la faveur de la lumière médiatique, que certains d'entre eux se sont intéressés au sort de ces cheminots.
Au début nous n'étions pas nombreux à plaider notre cas, les syndicats ne voulaient pas se mettre à dos la majorité. C'était 'les étrangers, démerdez-vous'."
Alors sans soutien, avec sept anciens collègues, il a choisi de sortir de l'ombre. De rompre avec cette discrétion si caractéristique de ces immigrés âgés. Dans ce même salon où il accueille aujourd'hui, installés sur les banquettes marocaines, ils ont écrit au président de la République, au Premier ministre, au ministre des Transports et ont monté leur premier dossier judiciaire en 2010.
Première audience devant les prud'hommes. Premières images diffusées sur les chaînes de télévisions françaises et marocaines. A partir de là, son téléphone n'a plus cessé de sonner. Les rangs de ces oubliés ont commencé à s'épaissir, tout comme ceux de leurs soutiens. Le professeur de droit Abdelkader Bendali est venu les orienter dans leurs démarches.
Depuis, les conseillers prud'homaux n'ont pas réussi à se mettre d'accord sur leurs dossiers. Lundi, un juge professionnel a été appelé pour arbitrer enfin ce conflit. La décision ne sera rendue que le 21 septembre. C'est long, trop long. Certains sont décédés. "Si on gagne, eux ne pourront pas en profiter", déplore Mohamed.
De ces années passées à la SNCF, il n'a que deux souvenirs : une photocopie couleur d'un cliché, dont l'original est resté au Maroc, pris sur les voies en tenue de travail. Et une médaille d'honneur des chemins de fer décernée en 2000. Un lot de consolation bien maigre.
29-03-2015, Sarah Diffalah
Source : nouvelobs.com