Alors qu’il a annoncé vouloir créer une autre instance de dialogue avec l'islam en France, le gouvernement va se heurter à un problème de taille: l'identification de la «communauté musulmane».
Quelques semaines après les attentats de janvier, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve, en visite à Bordeaux, a fait part de sa volonté de réorganiser la représentation de l’Islam en France. Quelques jours plus tard, c’est Manuel Valls qui disait vouloir s'attaquer au «défi» de «tout ce qui retarde un Islam de France», même s’il considère que celui-ci est déjà une «réalité». «Depuis 2012, la gauche n’a pas voulu être trop intrusive dans les affaires du CFCM. Mais avec les récents événements, il y a eu une bascule», nous explique Bernard Godard, ancien fonctionnaire du ministère de l’Intérieur et auteur du livre La question musulmane en France, édité chez Fayard.
Derrière cette volonté de renouvellement, un acronyme revient régulièrement dans les discours de nombreux spécialistes: le CFCM. Le Conseil français du culte musulman fait l’objet d’attaques régulières sur sa capacité à représenter et défendre les intérêts des croyants. Le Monde rapportait en février que le président de l'institution, Dalil Boubakeur, avait écrit à François Hollande pour demander des précisions sur les intentions du gouvernement, craignant qu’on lui «cache quelque chose». Aujourd’hui, celui qui est aussi recteur de la Mosquée de Paris le martèle à Slate.fr:
«Le CFCM sera au coeur de cette instance et gardera toute son importance. Le ministre de l'Intérieur nous l'a confirmé, le Conseil sera incontournable. Il y aura donc une instance cultuelle, c'est-à-dire le CFCM, et une instance sociétale qui traitera ce qui ne relève pas directement du Conseil.»
Le chemin de croix du CFCM
Jusque-là, l’Etat peinait depuis de nombreuses années à établir un dialogue avec les musulmans de France au sens large, et il suffit de se pencher sur l’histoire du CFCM pour comprendre le malaise qui entoure son rôle.
Le Conseil tel qu’on le connaît a mis plus de 25 ans à voir le jour. En 1988, le Corif, le Conseil de réflexion sur l’islam de France, a été lancé par le ministre Pierre Joxe, mais n’a jamais reçu le support des musulmans qui le jugeaient déjà «artificiel».
En 1993, Charles Pasqua proposera le Conseil représentatif des musulmans de France, déjà présidé par Dalil Boubakeur et reposant sur une charte. Mais là encore, nouvel échec: beaucoup reprochaient la prédominance de la mosquée de Paris, très proche d'Alger qui la finance en partie. Rebelote en 1999 avec le ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement qui tente de relancer la consultation.
Suivront des démarches similaires début des années 2000, avec Daniel Vaillant puis en 2003 avec Nicolas Sarkozy. Alors ministre de l'Intérieur, il créera le CFCM tel qu'on le connaît aujourd'hui. En avril 2003, un premier conseil est mis en place après des débats houleux autour du mode de scrutin, et Dalil Boubakeur accède au poste de président, qu'il cèdera le temps d'un mandat entre 2008 et 2013, à Mohammed Moussaoui.
Aujourd'hui, le système électoral du CFCM, assez complexe, prévoit que les présidents de mosquée affiliées au Conseil choisissent des délégués électeurs (dont le nombre varie en fonction de plusieurs critères, notamment la surface du lieu de culte). Ces derniers voteront ensuite pour les fédérations régionales (CRCM) qui elles-même désigneront alors les membres du conseil administratif du CFCM.
Pour M'Hammed Henniche, le secrétaire général de l'union des associations musulmanes de la Seine-Saint-Denis (UAM93), les Français musulmans n'ont donc pas leur mot à dire sur les élections, posant selon lui des problèmes de népotisme. «Au lieu de laisser le CFCM magouiller, il faut donner la possibilité à tous les musulmans de voter, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.» De plus, une part relativement faible des mosquées de France vote. Lors des dernières élections en 2013, le CFCM a fait savoir que le taux de participation de ses délégués était de 77 %. Sauf que ces votants sont désignés par les 901 mosquées affiliées au CFCM. Or, on estimait en 2012 qu'il y avait près de 2.500 lieux de cultes musulmans en France...
De plus, les actions menées par le CFCM depuis presque 12 ans peuvent paraître floues, et aujourd’hui encore, beaucoup de spécialistes et de fidèles musulmans s’interrogent sur son efficacité.
«L’échec du CFCM c’est de n’avoir rien fait, estime Olivier Roy, professeur à l’institut universitaire européen de Florence et auteur de En quête de l’Orient perdu. On attendait qu’ils se prononcent sur des questions intérieures comme la question de la viande halal, de la burqa ou de la formation des imams, mais ils n’ont rien fait. Il y avait de toute façon une méfiance à leur égard dès le début, et comme ses membres n’ont pas agi, le CFCM n’a pas gagné de légitimité.»
Même réaction du côté de M'hammed Henniche, de l'UAM93, qui rappelle que, «durant l’été 2014, quand Bernard Cazeneuve a interdit les manifestations pro-palestiniennes, le CFCM a relayé le message. Mais les musulmans ne l’ont pas écouté et sont quand même allés manifester, par réflexe. C’est le signe que les musulmans ne suivent pas le Conseil.»
De son côté, Bernard Godard explique:
«En même pas 13 ans, le CFCM s’est fossilisé. Ils n’ont pas réussi à associer tous les organes de représentation des fidèles musulmans. Le Conseil est constitué de plusieurs acteurs distincts, capables de se réunir pour parler de problèmes communs, mais il n’y pas de place pour les discussions dogmatiques et théologiques de fond.»
Les trois organisations majoritaires du CFCM, le Rassemblement des musulmans de France (RMF), le Comité de coordination des musulmans turcs de France et la Grande Mosquée de Paris sont considérés comme proches de trois capitales étrangères (Rabat, Ankara et Alger). En 2013, dans sa chronique sur France Culture, Brice Couturier rappelait qu'au début des années 2000, «les musulmans de France étaient, en majorité, des immigrés de fraîche date; d’où le choix d’un "islam consulaire"», constitué des regroupement cités plus haut et de bien d'autres, forcément liés à des pays étrangers. Il expliquait alors que la moitié des 600 imams salariés en France étaient payés par l'Algérie, la Turquie, le Maroc ou le Qatar.
Des groupes aux intérêts différents qui posent parfois problème sur les négociations autour de questions précises. Bernard Godard évoque ainsi l’imbroglio autour de la fixation de la date officielle pour le Ramadan à l’été 2013. Les membres du CFCM s’étaient mis d’accord pour fixer le début du jeûne au 9 juillet, mais la Grande Mosquée de Paris, pourtant membre du Conseil, a annoncé vouloir le reporter d’un jour. Un énorme cafouillage a suivi au sein des musulmans français, comme un symptôme du dialogue impossible entre les fidèles et l’instance censée les représenter.
«Les questions du halal, du voile, de l'aumônerie etc., sont à la limite du champ d'attribution du CFCM, car c'est à la fois un problème religieux et un problème de société», se défend Dalil Boubakeur. «L'Etat a été amené à intervenir au niveau de l'organisation de tout cela, ce qui a amené les musulmans à penser que le Conseil ne réglait pas tous les problèmes.»
«Il y a forcément quelques tensions au sein du CFCM, nous avoue Abdallah Zekri, trésorier du CFCM et président de l'Observatoire contre l'islamophobie. Mais ceux qui disent qu’il y a un problème sont justement ceux qui n’ont pas été élus au sein du Conseil lors des élections, et qui feraient tout pour y rentrer.» Mais plus que des jeux de pouvoir et d'influence, le recteur comme le trésorier évoquent de lourds problèmes de financement qui les empêchent de mener à bien toutes leurs missions. Ils ne peuvent pas non plus utiliser l'argent de la fondation Villepin, pourtant mise en place pour le CFCM, en raison de frictions internes.
Les musulmans ont-ils envie d'être représentés?
Mais le blocage ne relève pas seulement du CFCM. La base des musulmans a aussi son rôle à jouer car, contrairement à ce que pense le gouvernement, elle ne semble pas vouloir qu’on la représente. C’est en tout cas l’avis d’Olivier Roy qui estime qu’il n’existe pas de«communauté musulmane» comme on l’entend souvent, mais une collection d’individualités.
«S’il y avait eu plus d’établissements scolaires musulmans [il n'y a que trois collèges-lycées sous contrat avec l’Etat en France, NDLR], des fêtes communautaires, une association d’oulémas et une organisation du halal, alors on pourrait parler de communauté, explique-t-il. Mais il n’y a presque rien.»
«En effet, admet le président du CFCM, la population musulmane ne tend pas à se resserrer ou à susciter des représentants désignés par elle.»
«Ce n’est pas parce que les mosquées ont voté aux dernières élections du CFCM qu’elles y sont affiliées, réplique le secrétaire général de l'UAM 93. C’est comme quand vous votez Hollande et pas Sarkozy, ça ne veut pas dire que vous adhérez à toutes ses idées.»
Des islams
Cet ensemble hétérogène s’explique notamment par la diversité ethnico-religieuse de l’islam en France et, de manière plus générale, dans tous les pays occidentaux. Avec les premières et secondes vagues d’immigration dans l’Hexagone ont commencé à se côtoyer des musulmans d’origine algérienne, marocaine, turque... Chaque groupe ayant une relation différente à l’islam et une vision différente de son culte. Ces différences ont été transcrites dans la constitution des fédérations locales et nationales en France. Posant parfois des problèmes de représentativité, jusqu'au sein du CFCM.
De plus, à la différence d'autres religions monothéistes, l’islam regroupe de nombreux courants: les deux principaux courants que sont le chiisme et le sunnisme, mais aussi le soufisme, les Frères musulmans, les mouvances fondamentalistes tels que le wahhabisme ou le salafisme...
L'islam est une religion beaucoup plus divisée que les autres cultes
Olivier Roy
«On parle beaucoup d’un Islam avec un I majuscule, mais c’est une religion beaucoup plus divisée que les autres cultes, explique Olivier Roy.
«On ne peut pas mettre ensemble les soufis et les Frères Musulmans. Il y a aussi un point sociologique très important: les musulmans viennent d’une immigration de travail de pays très différents, donc de cultures très différentes.»
Le théologien Ghaleb Bencheikh, qui présente aussi l'émission Islam sur France 2, souligne également l'absence de structure cléricale chez les sunnite et d'un clergé peu établi chez les chiites, rendant les représentants religieux peu nécessaires à leurs yeux:
«l’absence d’autorité centrale ou d’un souverain pontife est vécue comme une liberté, voire comme un bonheur chez les musulmans lettrés et instruits. L’absence d’une caste sacerdotale, d’une vie sacramentelle et d’une prêtrise leur fait prendre conscience qu’ils n’ont pas besoin, dans leur vie spirituelle, de l’entremise d’un quelconque intercesseur ou de la médiation d’un directeur de conscience. La foi est ex abrupto entre le croyant musulman et Dieu. C’est ainsi qu’on peut dire –en poussant loin le raisonnement- que chaque musulman, homme ou femme, est son propre évêque.»
Donner la parole aux jeunes générations
Mais alors comment créer une communauté qui sera capable de proposer d’elle-même une instance de dialogue la représentant fidèlement? «Si on tente de nous proposer des interlocuteurs qui ne nous conviennent pas, on les récusera, nous assure Abdallah Zekri, trésorier du CFCM et président de l'Observatoire contre l'islamophobie. Ce n’est pas au gouvernement de gérer cela. Il faut que les politiques foutent la paix aux Français de confession musulmane. Qu’ils fassent leur travail et nous, nous ferons le nôtre.»
«Le politique fait bien de la politique et le religieux fait bien du religieux, nuance Dalil Boubakeur. Le croisement en revanche n'est pas toujours heureux. Mais un Etat moderne, qui tient compte de l'opinion de sa société, doit au minimum être informé de ce qui se passe [au sein des instances représentatives des cultes, NDLR], c'est dans l'intérêt national.»
«J’ai déjà dit par le passé que la quête d’une instance est plus un besoin de l’Etat qu’un besoin des musulmans, nous répète M'Hammed Henniche. L’Etat a besoin d’un interlocuteur, les musulmans, eux, veulent une instance théologique capable de les aider dans leur quotidien. Ils ont besoin de théologiens qui seraient disponibles pour répondre régulièrement à leurs questions.»
Pour Ghaleb Bencheikh, il faut d'abord des personnes, des hommes et des femmes, ayant la stature de rassembleurs, et qui soient «férus de savoir théologique islamique en assumant leur francité tout en étant fiers de la profondeur historique qui l’a façonnée.»
Bernard Godard se veut optimiste sur ce point précis et ajoute qu’il faut ouvrir les portes de ces instances dites «représentatives»: «Cela va se faire au fur et à mesure, dans les 10 ou 20 ans qui viennent. Il y a déjà beaucoup de jeunes générations d’intellectuels français qui travaillent sur le dogme, il faut maintenant leur permettre de s’exprimer.»
Il cite par exemple le travail de Nasser Suleiman Gabryel, enseignant à l'EHESS et spécialiste de la pensée musulmane contemporaine, celui de Karim Ifrak, chercheur au CNRS et spécialiste de l'histoire du Coran ou encore de Mehdi Azaiez, professeur de théologie islamique à l'Université de Louvain.
Les politiques ne discutent qu’avec les vieilles générations
Olivier Roy
«Pour l’instant, les politiques ne discutent qu’avec les vieilles générations, regrette Olivier Roy. Il faut qu’on arrête de travailler avec des imams folkloriques comme l’imam de Drancy Hassen Chalghoumi, véritable Oncle Tom, un béni-oui-oui qui vous répète que l’islam c’est la paix. Ils ont un effet contre-productif qui fait honte aux jeunes musulmans. Il faudrait justement permettre l’émergence, grâce à la politique et aux médias, des nouvelles générations de musulmans, des nouvelles élites.»
Il faudra donc regarder qui sera choisi pour intégrer l'instance de dialogue proposée par le gouvernement. Les préfets ont d'ores et déjà pour mission de choisir un à deux membres de la société civile, ce qui signifie plusieurs centaines de personnes au total.
13.04.2015, Vincent Manilève
Source : slate.fr