- "Depuis tout petit, on rêve d'aller derrière l'eau", explique Francis dont le nom a été modifié. Cette envie d'aller derrière l'eau, de rejoindre l'Europe et la France en particulier, ils sont plusieurs à la nourrir.
Et pour cela, la Tunisie, comme son voisin marocain, constitue parfois la première étape de ces hommes et femmes qui finissent sans-papiers ou par abandonner leur rêve.
Abidjan-Tunis: Aller-simple pour la galère
Derrière une porte entrouverte qui ne paie pas de mine, Francis se tient debout. Sobrement vêtu, tee-shirt, jean et chaussures noires, ce trentenaire filiforme, qui aujourd'hui enchaîne les petits boulots, a quitté la Côte d'Ivoire pour la Tunisie en septembre dernier.
"C'est un grand-frère que je connais bien qui me l'a proposé. Il a lui-même fait venir sa soeur ici, alors je me suis dit que c'était un bon réseau", raconte le jeune homme. Ce "grand-frère" dont il parle est un rabatteur à qui il remettra plus tard la somme de 350.000 francs CFA soit environ 1.100 dinars tunisiens.
La crise post-électorale qui a secoué la Côte d'Ivoire de décembre 2010 à avril 2011, faisant 3.000 morts, a favorisé l'apparition de ces réseaux. Comme Francis, ils sont nombreux à quitter ce pays où le salaire minimum est de 60.000 francs CFA (200 dinars). "Prêts à tout", ils n'hésitent pas à se débarrasser de leur commerce pour financer leur voyage. Le prix du billet se situe autour de 1600 dinars.
"J'ai tout laissé pour venir", raconte Francis qui tenait un magasin de photocopies en Côte d'Ivoire.
Avec pour bagages un sac - rempli de denrées alimentaires qui seront ensuite revendues - et leurs rêves, ils débarquent en Tunisie. Une fois sur place, d'autres rabatteurs les accueillent pour les amener à leurs "patrons". Ceux-ci sont parfois à Tunis, Sousse, Sfax, etc.
Francis lui a été placé dans une famille aisée (médecins tous les deux) qui vit à Tunis. Celle-ci l'aiderait dans le long parcours du combattant pour obtenir une carte de séjour, c'est du moins ce que le rabatteur lui avait assuré au début. Au lieu de cela, ses "hôtes" lui ont confisqué son passeport qu'il n'a pas récupéré depuis.
Auprès de cette famille tunisoise, Francis est resté "trois mois". Le temps pour lui de valider son aller-simple pour la galère.
Le prix de la liberté
"Au début, tout se passait bien", précise le jeune homme à la mine concentrée. "J'étais le chauffeur. Je partais à la banque, à l'école chercher les enfants. Je faisais toutes les courses", assure-t-il.
Ses "patrons" comme il les appelle encore aujourd'hui lui versaient un salaire de 400 dinars/mois. Mais dans les faits, il n'avait que 50 dinars en poche et ses économies. Les 350 restants étaient prélevés par ses "employeurs" à titre de remboursement du prix du billet d'avion (1650 dinars),. Le prix de la liberté, en somme.
Cette liberté, l'ancien petit commerçant la perd définitivement quand lors du troisième mois, sa "patronne" arrête de lui verser son salaire.
"Je suis resté des journées sans manger, mais je continuais à faire les courses qu'elle me demandait", explique t-il d'un ton sérieux. C'est par peur d'être expulsé dans le studio où il vivait et de se retrouver dans la rue, qu'il a continué à travailler dans ces conditions.
Selon lui, ce changement de comportement correspondrait à la fin de sa période de régularité. En effet, selon des accords entre la Tunisie et la Côte d'Ivoire, les ressortissants ivoiriens ont trois mois pour entreprendre des démarches administratives ou rentrer chez eux. "Peut-être qu'elle ne voulait pas faire les démarches de la carte de séjour", lance-t-il en guise d'explication.
Absence de dialogue, éclats de voix, menaces d'expulsion, Francis n'aura jamais été en mesure d'échanger convenablement avec sa patronne, sa principale interlocutrice.
"Parfois, son mari me donnait de l'argent sans qu'elle le sache", dit-il, particulièrement reconnaissant.
Le dialogue se rompt définitivement quand il finit par les quitter, grâce à l'aide d'amis. Sans son passeport qu'ils détiennent toujours parce qu'il n'a pas fini de rembourser le billet d'avion, il se "cherche", se débrouille.
"L'envie de rentrer s'est envolée"
En situation irrégulière depuis plusieurs mois, ce travailleur de l'ombre "aurait préféré se livrer à la police plutôt que de continuer à travailler" avec cette famille. Mais il ne peut le faire, sa situation entrave d'éventuels recours administratifs.
"Il est en situation irrégulière mais il a des droits", lâche un quinquagénaire qui s'est glissé dans la conversation. "Le plus simple serait de chercher une solution à l'amiable avec eux", propose-t-il.
Ce à quoi Francis répond: "Les srouaka ne vont pas accepter".
Mot en vogue au sein de la communauté originaire d'Afrique subsaharienne en Tunisie, le terme srouaka désigne les étrangers.
Même s'il a eu "très peur au moment de l'attentat du Bardo", Francis n'a pas envie de quitter le "pays des srouaka".
"L'envie de rentrer s'est envolée. Je prie le Seigneur pour qu'il m'aide". Malgré cette mésaventure, il n'a pas abandonné son rêve: partir "derrière l'eau", de l'autre côté de la Méditerranée, là où l'espoir serait permis.
19 avril 2015, Dozilet Kpolo
Source : huffpostmaghreb.com