dimanche 24 novembre 2024 03:40

La Libye, un ancien eldorado transformé en chaos

Des maisons inachevées posées sur le sable face à une Méditerranée étale et aux teintes grisées. C’est donc d’ici qu’ils seraient partis. A en croire des sources libyennes concordantes, le chalutier chargé d’environ 700 migrants aurait quitté la Libye pour sa traversée fatale de la nuit du samedi 18 au dimanche 19 avril à partir de cette longue plage piquée d’herbes folles de Garabulli, située à une trentaine de kilomètres à l’est de Tripoli. Avec Zouara, Sabratha, Zaouïa, Al-Khoms, Zliten, l’endroit est l’une des bases d’embarquement des rafiots s’élançant de la Tripolitaine – la région occidentale de la Libye – vers l’Italie et ses mirages mortels.

Pour arriver à Garabulli, il faut franchir un poste de contrôle, pick-up hérissés de mitrailleuses. L’ambiance y est plutôt électrique, quelques jours après des affrontements ayant opposé des milices, à proximité, l’ordinaire d’une Libye sombrant dans le chaos. Puis il faut s’enfoncer dans des routes cahoteuses mangées par le sable et que traversent parfois des troupeaux de moutons. Alors surgit ce littoral désolé, aux baraques déglinguées qui offrent d’utiles refuges nocturnes avant le grand départ.

« C’était l’été 2014, il y avait des corps partout sur la plage, on n’arrivait même plus à les compter »

Abdoul Malik Mohamed a son pantalon taché de peinture blanche. Le jeune Nigérien travaille à Garabulli. Il est arrivé en Libye début 2014 au fil d’une traversée du Sahara guidée par des passeurs. « Nous étions une quinzaine de personnes, raconte-t-il. Des 4 x 4 nous ont transportés d’Agadès à Sabha, puis de Sabha à Tripoli. Nos passeurs étaient des Nigériens et des Libyens. » A Garabulli, Abdoul Malik Mohamed a trouvé du travail. Il est devenu homme à tout faire, ouvrier de chantier sur une enclave balnéaire, décor un peu surréel de cabanes vernissées que cerne un gazon gras. Les propriétaires libyens veulent en faire un havre de villégiature pour familles riches de Tripoli. Le jeune Nigérien pointe l’index vers la Méditerranée et se souvient : « C’était l’été 2014, il y avait des corps partout sur la plage, on n’arrivait même plus à les compter. » Assis à côté de lui, son frère Abdoulaye Mohamed avance un chiffre précis : « Il y en avait 250. » Garabulli, la porte de la mort en mer.

« C’est trop dangereux »

Les deux Nigériens sont l’autre face de l’immigration africaine en Libye. Ils n’ont pas l’intention de tenter l’aventure périlleuse de l’Europe. Ils sont là pour ramasser un pécule dans un pays qui fut naguère un eldorado pour journaliers et qui, malgré le chaos, continue d’offrir des petits boulots. Les travailleurs africains sont omniprésents au cœur des villes de la Tripolitaine : on les voit en train de carrosser les routes, daller les trottoirs, laver les voitures, rincer les vitrines d’échoppes, juchés à califourchon sur les charpentes des maisons en chantier. Ils peuvent gagner jusqu’à 600 ou 700 dinars par mois (autour de 300 euros).

Pour beaucoup – des Nigérians, des Ghanéens, des Sénégalais –, cet argent sert à financer la traversée de la Méditerranée. Mais pour les Nigériens, originaires d’un pays voisin et à l’accès aisé, la Libye est une fin en soi et non un sas de passage, une simple source de revenus avant le retour. « On rentrera chez nous au Niger dans six mois, cela ne fait aucun doute », assure Abdoulaye Mohamed. Prendre la mer, il n’en est pas question : « C’est trop dangereux ! Je ne laisserai jamais mon frère aller en Europe. » Son frère Abdoul Malik n’en a d’ailleurs nulle envie : « Je n’irai jamais, j’ai peur de mourir. » Et il reparle des corps de l’été 2014 roulant dans les vagues avant de s’échouer sur la plage de Garabulli sous ses yeux.

Rafales de mitrailleuses

A trente kilomètres de Garabulli, le crépuscule tombe sur Tripoli. La ville est étonnamment vide. Le front de mer, bordé de bâtisses à l’architecture italienne, est sillonné de véhicules nerveux, crissant de tous leurs pneus, mais plutôt rares, spectacle troublant dans cette capitale jadis embouteillée. Tripoli, cité devenue insaisissable, mouvante, imprévisible. Les nuits y sont glaçantes avec des rafales de mitrailleuses qui déchirent par intermittence un épais silence, rituel lugubre qui a fini par vider la ville d’une partie de sa population.

« Cela fait cinq mois qu’on n’est plus payés »

Dans une ruelle empoussiérée, Yaya Moussa joue de son balai entre cartons et sacs en plastique. Les échoppes de textile sont en train de fermer, des camionnettes chargent des ballots de tissus. Yaya Moussa a fière allure, sanglé dans sa combinaison orange. Il est Nigérien, lui aussi. Mais contrairement à beaucoup de ses compatriotes, il n’est pas si sûr d’avoir renoncé à la tentation de l’Europe. « Si l’occasion se présente, pourquoi pas ? », dit-il. Son ami Al-Hussaini Gumar, vêtu du maillot du club de football italien AC Milan, n’est pas de son avis : « Non, c’est trop dangereux ! »

Dans l’attente d’une aventure européenne ou d’un retour au pays, combien de temps les deux Nigériens resteront à Tripoli ? L’environnement y est de plus en plus inhospitalier. A les entendre, les salaires ne sont plus versés. Yaya Moussa râle : « Cela fait cinq mois qu’on n’est plus payés », un détail qui en dit long sur l’inexorable épuisement des ressources d’un pays jusque-là gâté par la rente pétrolière. Et il y a cette violence ambiante qu’ils ne peuvent plus ignorer. « Lorsqu’il y a des combats à Tripoli, il arrive que des Africains meurent, victimes de balles perdues. » Alors, partir devant la montée des périls ou rester encore grappiller quelques sous pour la famille ? Ou encore s’élancer vers la Méditerranée à partir d’une de ces plages où les vagues roulent tant de vies noyées ?

21.04.2015, Frédéric Bobin 

Source :Le Monde

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