Il prend position, souvent à contre-courant, sur toutes les grandes questions du moment, qu’il s’agisse de la discrimination positive, du débat sur l’identité nationale ou de l’interdiction du port de la burqa...
Nommé, il y a deux ans, commissaire à la diversité et à l’égalité des chances par le président français Nicolas Sarkozy, Yazid Sabeg est né à Guelma, dans l’Est algérien, il y a tout juste soixante ans. Auteur de plusieurs livres et rapports, c’est un spécialiste des questions relatives à l’intégration des populations issues de l’immigration – il préfère parler d’« assimilation républicaine ». Par ailleurs brillant homme d’affaires, il préside le conseil d’administration de Communication et Systèmes (CS), une entreprise spécialisée dans les services informatiques.
Jeune Afrique : Les minorités sont-elles, en France, victimes de discriminations ?
YAZID SABEG : Oui, bien sûr. Une partie de l’opinion a, vis-à-vis des minorités, des réactions xénophobes. On a tellement idéalisé la République et ses valeurs censément universelles qu’on en a oublié l’essentiel : l’égalité réelle n’est pas appliquée. Il y a l’égalité proclamée, formelle, mais pas sur le terrain, dans la relation sociale.
Quelles sont les manifestations les plus flagrantes de ces inégalités ?
On peut en dénombrer quatre : les quartiers d’antan, où il y avait un vrai mélange, ont fait place à des ghettos – il en résulte un ralentissement du métissage ; le fils d’un Noir ou d’un Arabe pauvre a moins de chances de bénéficier d’une mobilité sociale accrue que le fils d’un cadre blanc ; l’inégalité d’accès à l’éducation, au savoir et à la culture ; enfin, l’invisibilité des gens issus de l’immigration dans tous les domaines de la représentation sociale : politique, médias, entreprises, etc.
La France a-t-elle vraiment un problème avec sa diversité ?
Elle ne sait pas gérer sa diversité et n’arrive pas à se concevoir comme diverse. Elle vit comme une agression tout ce qui contredit l’image qu’elle a d’elle-même. La question de l’évolution de son peuplement est rarement évoquée. Les figures du Noir et de l’Arabe restent marquées par l’Histoire. Dans l’imaginaire collectif, ces populations continuent d’apparaître comme des colonisés. Or on a aujourd’hui les populations sans les colonies !
Vous avez été chargé de remédier à ces discriminations…
Pour la première fois, nous avons un président qui entend faire de la lutte contre les discriminations une priorité. D’où la nécessité de travailler sur les représentations, d’agir sur l’éducation, d’organiser d’autres viviers de recrutement pour l’enseignement supérieur et les grandes écoles, de bouleverser certains contenus pédagogiques, d’opérer des changements structurels en matière d’emploi, de réduire le coût des études et de mettre les entreprises à contribution. Ce travail exige des procédures complexes, la volonté de conduire des politiques à long terme et de prendre des mesures radicales.
Vous avez présenté un rapport sur toutes ces questions…
L’objectif était de recenser des actions et des thèmes de travail pour les années à venir. J’ai été reçu à l’Élysée pour en parler. Une dizaine de mesures ont été retenues, parmi lesquelles les internats d’excellence, le quota de boursiers dans les grandes écoles et le CV anonyme qu’expérimentent actuellement une cinquantaine d’entreprises. Mais la mesure la plus emblématique concerne l’obligation pour les entreprises de plus de cinquante personnes de compter parmi leurs effectifs 5 % de contrats en alternance.
Est-ce de la discrimination positive ?
C’est une démarche volontariste qui peut être assimilée à l’instauration de quotas, ça ne me gêne pas. Une société juste est une société capable de commettre des inégalités pour corriger d’autres inégalités. Personnellement, je préfère parler d’action positive et je revendique une politique de correction des inégalités. Certains prétendent que j’ai une conception communautariste. Mais non, ce que j’avance ne relève pas du discours républicain idéaliste, mais vient du terrain.
Êtes-vous favorable aux statistiques ethniques pour identifier les populations discriminées ?
Je n’ai jamais parlé de statistiques ethniques ou de comptage, mais de la nécessité de qualifier ces inégalités pour mieux les combattre. Pour cela, il faut des éléments de mesure. Une entreprise peut fort bien, par exemple, évaluer les retards accumulés en matière d’embauche des minorités. Mais je ne suis pas pour la méthode patronymique, qui consiste à repérer les membres de la diversité grâce à leur nom. Cela voudrait dire qu’on est, de par ses origines et son nom, irrévocablement d’ailleurs. Ce n’est pas l’idée que je me fais de la France. Quant au procédé consistant à recourir à la photo de famille censée illustrer la diversité dans les entreprises, pourquoi pas ?
D’aucuns suggèrent de changer certains mots. Celui d’intégration, notamment…
Je lui préfère celui d’assimilation républicaine. Un Français assimilé n’est pas forcément quelqu’un qui a renoncé à ses origines culturelles. Il réclame simplement l’égalité des droits. Le mot d’intégration a été inventé pour refuser aux Algériens des droits que la République concédait à ses citoyens. On intègre des sujets, on assimile des citoyens. Et moi, je me considère comme un citoyen de ce pays. Le modèle dominant de la société française reste blanc et chrétien. J’appartiens à une minorité. À partir de là, soit je rejette le modèle dominant et deviens un marginal, soit je me construis à travers lui, je prends ses droits, ses devoirs et ses valeurs, parmi lesquelles la liberté d’être ce que je suis.
Que pensez-vous du débat sur l’identité nationale ?
C’est l’aveu que le modèle d’assimilation est grippé. Il faut que la France se sente bien faible pour s’embourber dans un tel débat… Éric Besson est un homme que j’apprécie sur un plan personnel, mais je persiste à croire que le débat qu’il parraine a été mal cadré. Maintenant que celui-ci a été lancé, laissons-le aller à son terme, mais fixons-lui des objectifs.
L’islam freine-t-il l’intégration ?
Non. La République est plus forte que l’islam, mais elle doit s’interdire toute intervention dans le domaine culturel ou religieux, sauf en cas d’atteinte à l’ordre public. Je suis choqué de constater chez un certain nombre d’intellectuels et de politiques une peur panique de l’islam. Alors que le désir de l’ensemble des musulmans est de vivre paisiblement dans ce pays et d’y exercer librement et dignement leur culte.
La burqa fait-elle partie de ce libre exercice du culte ?
Je comprends que le port de la burqa puisse choquer, mais il n’y a là rien de religieux. Ni même de communautaire. C’est un comportement social agressif, irritant, même si le trouble à l’ordre public n’est pas avéré. Il faut combattre cette apparence vestimentaire qui ne correspond pas aux usages et aux règles. Convaincre les intéressées que ce n’est là qu’obscurantisme. Mais faut-il une loi pour l’interdire ? Je ne le pense pas.
Le débat sur les quotas dans les grandes écoles suscite la polémique…
C’est une polémique qui ne rime à rien. Notre intention n’est pas de réclamer des quotas dans les grandes écoles, mais des indicateurs de démocratie sociale. Le nombre des boursiers en est un. Et ce n’est pas parce qu’il y aura davantage de boursiers dans ces établissements que cela affectera leur niveau.
Êtes-vous sur la même longueur d’onde que Fadela Amara ?
Je sais que sa tâche est difficile, mais je ne partage pas son analyse de la société française. Par exemple, je ne pense pas qu’il y ait de la violence dans les quartiers. De la délinquance, des effractions, oui. Mais de la violence, non. Jamais un policier français n’a été tué dans une cité.
Source : Jeune Afrique