Un important colloque sur le dialogue entre les convictions a lieu depuis hier à Gand et à LLN. Les enjeux sont réels pour la société belge. Entretien
C’est comme titulaire de la Chaire de droit des religions et responsable du master pluridisciplinaire de sciences des religions à l’UCL, que le Pr Louis-Léon Christians, un de ses organisateurs, balise la rencontre pour "La Libre".
Pourquoi ce colloque maintenant chez nous, à Gand et à Louvain-la-Neuve ?
Depuis quelques années, les pouvoirs publics multiplient leur soutien à divers types de plateformes interconvictionnelles, qu’il s’agisse d’initiatives locales émanant de grandes villes, ou d’initiatives nationales, voire internationales : programme de l’Onu sur l’Alliance des civilisations, dialogue avec les religions et philosophies prévu par l’Article 17 du Traité sur le fonctionnement de l’Union, ou encore le processus annuel lancé auprès des communautés convictionnelles par le Conseil de l’Europe depuis l’année du dialogue interculturel. Au-delà de simples effets de mode et d’une pure diplomatie médiatique (symbolisée par une photo de sourires et de mains tendues), ces initiatives se caractérisent par deux nouveautés. On peut d’abord y voir une nouvelle lucidité sur la responsabilité spécifique des ressources convictionnelles présentes. Ensuite, ces nouvelles formes de prise de parole ne se font plus dans des formes classiques bilatérales, mais dans des dispositifs multilatéraux et ouverts, d’interpellations et de reconnaissances. Ces nouvelles dynamiques suscitent l’enthousiasme des partisans d’un espace public ouvert réellement à tous, mais inquiètent ceux qui y voient déjà "une overdose" du religieux par ces nouvelles plateformes. Stimuler cette prise de parole plurielle doit demeurer distinct de toute emprise non démocratique du religieux sur les structures décisionnelles de l’Etat. Bref, le phénomène suscite espoirs ou craintes, mais n’avait pas encore été étudié de près. C’est la raison du double colloque que nous organisons avec l’institut Hilos de Gand et la Chaire de droit des religions de l’UCL, à Gand (approche comparée des initiatives nationales en Europe) et à Louvain-la-Neuve (sur les organisations internationales, et une relecture interdisciplinaire des enjeux). Avec des experts européens, juristes, politologues, philosophes socio-anthropologues et théologiens de diverses traditions.
Il tombe bien… : il y a un vif débat sur l’islam en Belgique, alors qu’on a ressorti de vieux démons catholiques à l’occasion de la désignation du nouvel archevêque.
Des philosophes fameux tels Jurgen Habermas, John Rawls ou Jean-Marc Ferry (présent à LLN) ont clairement fait évoluer leur pensée pour montrer la nécessité de rendre une certaine place publique à la parole des communautés convictionnelles. Ils en ont aussi examiné les conditions et les balises dans nos démocraties dites libérales. Les gouvernements avancent l’idée que leurs nouveaux dispositifs entendent prévenir des risques de violence. C’est toutefois un argument à double tranchant. Le retour du sécuritaire dans nos sociétés ne fait pas bon ménage avec la promotion réelle des droits de l’homme. Les enjeux sont plus profonds. Il s’agit de reconnaître la double dignité de tout individu et de tout citoyen dans les solidarités réelles de la société. La liberté d’expression que prétendent assurer nos sociétés suppose le bénéfice d’une réelle présomption d’innocence. Le retour d’identités religieuses fortes est un enjeu nouveau C’est aussi un test pour nos démocraties. Se priver de parole échangée et de reconnaissance mutuelle, se priver de présomption d’innocence est plus sécurisant, mais d’autres régimes l’ont tristement mieux montré que nos démocraties
Est-ce qu’il y a des différences entre néerlandophones et francophones, ici ?
Le rapport à l’identité collective est très différent. Des processus d’intégration différents en découlent. Mais nos démocraties se retrouvent en phase expérimentale : comment éviter les réflexes de peur, d’urgence, de fantasmes divers au moment où les effets de la mondialisation semblent nous priver de prise sur les événements ? De ce point de vue, tout nombrilisme belge, du Sud ou du Nord, serait tragi-comique. Quand des paris doivent être faits sur un avenir incertain, il faut les assumer collectivement et sans exclusive, d’où l’enjeu des nouveaux types de plateformes interconvictionnelles.
Les esprits sont-ils mûrs pour un vaste pow-wow sur les cultes dans notre pays ?
Dans les sociétés ultramodernes, comme l’expliquera le sociologue Jean-Paul Willaime, la quête d’éthiques et de sens est réhabilitée, mais dans des formes moins structurées socialement et culturellement. Les dispositifs de guerres et d’après-guerres religieuses s’estompent, mais laissent la place à des convictions plus flottantes, moins "anticipables". La question n’est pas de savoir si les esprits sont mûrs, mais de quels esprits l’on parle. Nos sociétés sont de moins en moins pilotables avec les instruments d’hier, explicites, formels et institutionnels. Les jeux du conformisme social sont bien à l’œuvre, y compris par le formatage médiatique, mais tout ça relève de nouvelles modalités discrètes et informelles. Tel est un des enjeux, difficile, des processus que nous évoquons, y compris celui des assises de l’interculturalité : il s’agit de préparer de nouvelles formes de gouvernance à la fois sociale, explicite et ouverte aptes à répondre aux difficultés de rendre une raison collective à l’individualisme. Fondamentalement, les enjeux à long terme de la régulation des cultes supposent cette nouvelle maturité. Les nouveaux dispositifs publics émergents y réussiront-ils ?
Source : Lalibre.be