mercredi 3 juillet 2024 16:33

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«La Belgique ne s’est pas préoccupée d’aider à développer un islam européen»

Sarah Turine, échevine de Molenbeek-Saint-Jean en charge de la jeunesse et de la cohésion sociale, réagit aux polémiques autour du communautarisme.

Négligence, clientélisme, communautarisme, influence de l’Arabie Saoudite : Sarah Turine, échevine (maire adjointe) de Molenbeek-Saint-Jean, l’une des dix-neuf communes bruxelloise, pointe les maux belges qui dépassent sa ville. Agée de 42 ans, elle est, depuis 2012, en charge de la jeunesse, de la cohésion sociale, du dialogue interculturel et de la lutte contre l’exclusion sociale d’un quartier de Bruxelles que le monde entier a appris à connaître. Membre d’Ecolo (Vert), Sarah Turine est historienne de l’art et islamologue, a été membre d’Oxfam après avoir été professeur de français et même violoniste du groupe new wave «La Vierge du chancelier Rolin».

Certains politiques français ont accusé la Belgique d’avoir fait preuve d’une «forme de naïveté» en laissant se développer de véritables bastions islamistes sur son territoire…

Qu’il y ait eu une certaine négligence, sans doute, mais c’est aussi le cas ailleurs, notamment en France où dans certaines banlieues la réalité est proche de celle de Molenbeek ou de Schaerbeek. Mais de là à parler de ghettos sur lesquels les autorités publiques auraient perdu tout contrôle, il y a un pas. Il est vrai qu’à la fin des années 80, il existait de vraies zones de non-droit à Molenbeek, mais aujourd’hui ça n’est absolument plus le cas : la police va partout, même s’il y a des tensions, notamment avec les jeunes. En revanche, l’existence de quartiers cloisonnés est un fait : certains Molenbeekois se sentent presque à l’étranger quand ils franchissent le canal pour se rendre au centre-ville, mais c’est aussi vrai des Ucclois [sud de Bruxelles, la commune «chic», ndlr] qui ont le même sentiment quand ils se rendent à Molenbeek… Cloisonné ne veut pas dire ghettoïsé : certes, au premier abord, comme la communauté belgo-marocaine est majoritaire dans le centre historique de Molenbeek et le long du canal, cela donne l’impression qu’elle occupe tout l’espace public alors qu’en réalité, la diversité ethnique, culturelle et sociale existe, une diversité qui s’accroît avec l’arrivée, ces dernières années, de jeunes Belgo-Belges néerlandophones et francophones qui ont investi d’anciens sites industriels transformés en logement.

Certes, mais la présence d’islamistes radicaux à Molenbeek semble avoir totalement échappé aux autorités publiques…

Je ne suis pas sûre que les services de renseignement et de police sachent mieux ce qui se passe dans d’autres quartiers de Bruxelles ou ailleurs en Belgique. Au lieu de stigmatiser Molenbeek, il faudrait plutôt s’interroger sur leurs défaillances et leur absence criante de moyens pour surveiller et infiltrer non seulement les filières terroristes, mais aussi de la criminalité ordinaire qui nourrit le radicalisme. De même, pourquoi les autorités fédérales ont-elles laissé se développer l’influence de l’Arabie Saoudite ? Ce pays finance des mosquées et des imams, et détient un quasi-monopole sur la traduction en français de la littérature salafiste, une version simpliste et binaire de l’islam à laquelle une population moins instruite que la moyenne belge est sensible. L’Etat ne s’est absolument pas préoccupé d’aider la communauté musulmane à développer un islam européen via la formation d’imams ou la traduction de l’ensemble de la littérature musulmane. On paie aujourd’hui le prix de cette erreur. Attention : je ne dis pas que le salafisme aboutit forcément au terrorisme, mais il donne une grille de lecture du monde qui n’est pas très éloignée de celle de Daech. Ensuite, la politique menée à l’égard de la jeunesse à la suite des émeutes de 1990-1991 a surtout consisté à acheter la paix sociale en fournissant des infrastructures sans se préoccuper du reste. Enfin, après le 11 Septembre, on a stigmatisé les jeunes issus de l’immigration : ils n’étaient plus seulement des Arabes, comme on le leur disait alors, mais des musulmans. En réaction, la dimension religieuse de leur identité a pris une importance qu’elle n’avait pas auparavant.

Le clientélisme politique n’a-t-il pas joué un rôle dans cette communautarisation de la population musulmane, les élus cherchant à capter son vote via des leaders à qui on laisse, en échange, la haute main sur leurs coreligionnaires ?

Il a pu, dans certains cas, jouer un rôle. Mais ce clientélisme n’a pas seulement touché Molenbeek, comme voudraient le faire croire ceux qui font le procès de l’ancien maire socialiste Philippe Moureaux.

Le droit de vote des étrangers aux élections municipales, qui existe depuis 2004, n’a-t-il pas joué un rôle dans le développement de ce clientélisme ?

S’il a surtout interdit que l’on se désintéresse de certains quartiers en difficulté, comme c’était le cas auparavant, on ne peut pas nier qu’il ait autorisé certaines dérives clientélistes dans la composition des listes.

La Belgique est un pays communautaire, divisé entre Flamands, francophones et germanophones, chacun s’organisant de façon de plus en plus autonome. Est-ce que cela ne l’a pas poussée à se montrer plus tolérante à l’égard du communautarisme musulman ?

Au-delà des communautés linguistiques, il existe des réseaux convictionnels (catholique-laïc/socialiste-libéral) très organisés à plusieurs niveaux : éducation, sécurité sociale, santé, politique, syndicat. A partir du moment où la Belgique a assumé cette diversité, cela a permis aux communautés plus récemment arrivées dans le pays de s’inscrire dans cette logique sociétale.

On a le sentiment qu’il y a eu pendant longtemps une douce négligence des autorités publiques belges à l’égard du radicalisme islamiste, comme s’il existait un pacte non écrit de non-agression réciproque.

Fin 2013, quand on a pris conscience de l’ampleur des départs vers la Syrie, j’ai entendu certains responsables politiques avoir ce genre de discours, pas directement, mais de façon détournée, du genre : «S’ils partent se faire tuer en Syrie, ce n’est pas notre problème.» Cela m’avait choquée.

Est-ce qu’il n’y a pas une tendance de la communauté musulmane à protéger les siens, à observer une véritable omerta ?

Je ne crois pas. Il est vrai que la prise de conscience de la gravité de ce qui se passait s’est faite lentement car c’est un phénomène nouveau et complexe, ce n’était pas seulement au sein de la communauté musulmane. Les attentats de Charlie Hebdo, puis du 13 Novembre ont été de véritables électrochocs : à Molenbeek, les gens ont commencé à dire qu’ils devaient prendre leur part dans la lutte contre le radicalisme.

 Ne craignez-vous pas des incidents interethniques ?

Sur Facebook, j’ai vu beaucoup de commentaires racistes ou violents. La colère et l’émotion sont telles qu’il y a effectivement des risques de dérives, que ce soient des actes de rétorsion de la part de la population non musulmane ou une action des pouvoirs publics ciblant uniquement la communauté musulmane. Il faut absolument éviter cela car c’est ce que cherche Daech, qui veut inciter les jeunes à le rejoindre. La seule réponse au terrorisme islamiste, c’est le vivre ensemble.

Jean Quatremer

Source : Libération

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