samedi 23 novembre 2024 05:39

D’autres regards sur les réfugiés

Ces trois dernières années, la chaîne de télévision franco-allemande Arte a envoyé des équipes composées d’écrivains, de photographes, d’auteurs de BD et de cinéastes dans cinq camps de réfugiés à travers le monde. Désormais visibles dans un livre et sur un site internet, ces travaux rappellent que ce sont les auteurs qui parlent le mieux du monde.

Et si l’avenir du reportage était dans le mélange ? Mélange des outils (objectifs, stylos, crayons), mélange de ceux qui les manient (journalistes, artistes, techniciens). Des aventures éditoriales comme celle de la revue XXI , des albums comme ceux du dessinateur Guy Delisle ou encore le Festival du journalisme vivant, qui tiendra sa première édition à Couthures-sur-Garonne fin juillet, démontrent la pertinence de ce principe consistant à mettre de l’art dans le reportage, à agrémenter la rigueur du journaliste de l’intuition de l’artiste.

Les vertus du mélange

La chaîne de télévision Arte est aussi une adepte de ce principe. Elle vient de le pratiquer à grande échelle, sur un thème vaste et douloureux : les réfugiés. « L’idée est venue en 2013 d’une discussion avec le cinéaste Régis Wargnier, raconte Marco Nassivera, directeur de l’information d’Arte. Il voulait faire du réel, et moi, je cherchais à parler autrement de l’actualité, en faisant appel à des non-journalistes éclairés… » Parce qu’ils sortent des codes purement journalistiques, les auteurs ont plus de liberté pour montrer quelles sont les personnes et les histoires qui font les statistiques.

Le journaliste et le cinéaste se sont mis d’accord sur ce thème des camps de réfugiés (ils seraient plus nombreux que jamais et concerneraient 60 millions de personnes). Cinq camps ont été choisis dans cinq pays (voir ci-dessous), avec la collaboration du Haut-Commissariat des Nations Unies (UNHCR). Dans chacun d’eux, la chaîne franco-allemande a envoyé, pendant une dizaine de jours, en plus de ses équipes techniques, un cinéaste, un dessinateur, un photographe et un écrivain.

« Voyons, un cinéaste, un photographe, un écrivain et un auteur de BD dans un camp de réfugiés… On dirait le début d’une blague belge » , s’interroge le clone de papier de Nicolas Wild… Le dessinateur alsacien (voir son portrait dans L’Alsace du 3 février 2014) fut l’un de ces premiers envoyés très spéciaux : il a fait partie du premier voyage de la série, au Népal, en octobre 2014.

L’ensemble du processus vient de s’achever : une vingtaine d’auteurs sont partis, ont vu, ressenti et créé. L’ensemble est désormais visible de trois façons : par le biais d’une exposition installée dans le hall du siège d’Arte, à Strasbourg… et donc malheureusement très peu accessible ; par le site internet dédié (arte.tv/refugies) où l’on retrouve les films documentaires déjà diffusés par la chaîne ; enfin par un beau livre.

Le résultat confirme l’excellence de cette idée. Un Nicolas Wild ne va pas au contact des réfugiés de la même façon qu’un journaliste standard, qui chasse le témoin à la pointe de son stylo ; lui commence par s’asseoir au milieu du camp et à dessiner, et ce sont les réfugiés qui viennent à lui. « J’étais dans le camp de Beldangi avec le photographe Martin Middlewood, et on se rendait service , raconte le dessinateur. Parfois, quand il voulait photographier des gens, il m’envoyait d’abord, et inversement… Et j’ai utilisé certains de ses clichés pour compléter mon récit. »

« Une civilisation se pète la gueule… »

Le style d’un Nicolas Wild, sorte de Tintin doté de l’humour de Gotlib, est à l’opposé de celui, beaucoup plus sombre, d’un Cyrille Pomès, qui a dessiné le camp de Calais. Ces travaux sont tour à tour beaux, crus, drôles, émouvants, désespérants, tragiques. Les regards, ceux des auteurs et ceux des réfugiés, varient sans cesse et se complètent toujours. Le film, l’écrit, l’image et le dessin montrent différentes facettes d’une réalité forcément multiple.

Au-delà des camps, cette réalité est celle d’un monde en transition. Pomès cite en légende d’un de ses dessins cette troublante réflexion d’un bénévole calaisien : « Ici, tu vois le capitalisme mourir tous les matins. Une civilisation se pète la gueule, et on est les premiers à en voir les effets. C’est un peu comme si on avait dix ans d’avance sur tout le monde. »

27 avril 2016, Hervé de Chalendar

Source : lalsace.fr

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