Après la percée de l'AfD en Allemagne le mois dernier, le succès du candidat du FPÖ au premier tour des élections présidentielles en Autriche atteste de l'impact des flux migratoires, dès lors qu'ils apparaissent incontrôlés, sur le comportement des populations. Les interactions entre géopolitique et migrations ne sont cependant pas toujours aussi simples.
Les analystes politiques sont unanimes: la "poussée nationaliste" qui s'exprime dans les urnes, voire au sommet de l'Etat s'agissant de la Hongrie ou de la Slovaquie, s'explique largement par la crise des réfugiés qui a déstabilisé les pays situés sur la route des Balkans, en direction de l'Allemagne et de l'Europe du Nord.
"De par sa nature, il est clair que le flux migratoire qui arrive en Europe depuis quelques mois est sans précédent historique", estime le recteur Gérard-François Dumont, qui est intervenu au campus parisien de Grenoble Ecole de Management le 13 avril dernier.
Auteur d'une somme sans équivalent (Démographie politique - Les lois de la géopolitique des populations, Ellipses, 2007), il rappelle que la migration est un phénomène complexe, qui peut être attractif ou répulsif, mais n'est jamais neutre en termes géopolitiques.
Les conflits au cœur des mouvements de populations
La cause "répulsive" la plus courante, celle qui explique en premier les mouvements de populations, est le conflit - civil ou militaire, ethnique et religieux.
Des populations peuvent se déplacer en masse dans une phase de conquête (chute de l'Empire romain et "grandes invasions", conquêtes arabes après l'Hégire, peuplement de l'Amérique du Nord...).
Elles peuvent également fuir ces conquêtes et plus généralement les combats, de gré ou plus généralement de force (expulsion des populations d'origine allemande d'Europe centrale et orientale après la Seconde Guerre mondiale, réfugiés arabes de Palestine en 1948-1949, départ plus récent des Coptes égyptiens et plus généralement des minorités chrétiennes du Proche-Orient...).
Avec 7,6 millions de déplacés et réfugiés comptabilisés par le HCR en 2015, la guerre en Syrie est à l'origine de l'un des plus vastes exodes jamais enregistrés, 42 500 personnes fuyant chaque jour le pays.
Au total, les derniers chiffres de l'Agence des Nations Unies pour les Réfugiés font état d'un record de près de 60 millions de personnes déracinées dans le monde, en augmentation sensible depuis deux ans.
"Les populations fuient la guerre certes, mais surtout la pauvreté, la désolation et la mort" rappelle Jean-Baptiste Noé dans Le défi migratoire - L'Europe ébranlée (Bernard Giovanangeli éditeur, 2015). Elles peuvent fuir aussi en raison de décisions politiques délibérés.
L'arme de l'émigration à des fins géopolitiques a ainsi été plusieurs fois utilisée dans un passé récent : "invitation" par Nasser à tous les non Arabes de quitter le territoire égyptien (1956), "rapatriement" des populations d'origine européenne et juive d'Algérie (1962), expulsion des Béninois du Gabon (1978), des Palestiniens de Jordanie (1970) ou du Koweït (1991) après la défaite de Saddam Hussein que soutenait Yasser Arafat, "purification ethnique" en ex-Yougoslavie dans les années 1990...
Dans ce cas de figure, l'expulsion, la fuite ou la diminution de la population ciblée vise à renforcer la souveraineté de la puissance dominante sur un territoire convoité, ou à adresser un message géopolitique à l'égard d'une puissance autre.
Elle peut s'accompagner d'une politique de repeuplement alternative, et rejoint en cela les objectifs classiques de conquête territoriale (cf. la Chine au Tibet depuis 1955).
Les causes "attractives" des migrations
Si le sort des réfugiés et autres exilés est souvent tragique, il ne faudrait pas oublier que la migration est souvent un acte volontaire, qui s'explique par la recherche d'un avenir meilleur, d'un territoire plus accueillant.
Là encore, événements ou décisions géopolitiques entrent en jeu. Au-delà de l'exemple bien connu de la création d'Israël, ou des États-Unis qui décident en 1965 de supprimer les quotas géographiques et de s'ouvrir ainsi davantage à l'immigration non européenne, l'Europe apparaît notoirement accueillante pour trois raisons principales.
La première tient à sa proximité avec les zones de forte émigration, alliée à une prospérité au moins relative en comparaison de ces dites zones (Afrique et Proche-Orient).
La seconde, propre aux Etats, est leur adhésion aux textes internationaux les plus favorables aux réfugiés et demandeurs d'asile (Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 intégrant le "droit à l'émigration", convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés), qui contraste avec des politiques souvent nettement plus restrictives ailleurs sur la planète.
La troisième raison tient à la nature de l'espace Schengen (1997).
Même avec le renforcement postérieur des contrôles aux frontières extérieures, le principe de la libre circulation des personnes au sein d'un tel territoire est particulièrement attractif pour les candidats à l'immigration.
D'autant plus que la Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale (CEMAC) et la Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) ont fait du même principe un objectif prioritaire au service de l'intégration économique des États qu'elles regroupent, ce qui facilite d'autant les migrations, en réduisant le "pont" à traverser illégalement au seul bassin méditerranéen et à son flanc sud.
Quant à la Turquie, elle a notoirement instrumentalisé la crise migratoire en profitant de son statut de "terre d'asile obligée" pour les réfugiés du conflit syrien.
L'agence européenne Frontex l'a ainsi accusée d'être une véritable "autoroute à migrants": outre les retombées économiques des 10 milliards d'euros de chiffre d'affaires réalisés par les filières de passeurs en 2015, Ankara a en effet capitalisé sur sa politique initialement laxiste pour obtenir subsides et concessions politiques de la part de l'Union européenne, en échange d'un meilleur contrôle des quelque 2 millions de réfugiés présents sur son territoire, et candidats à l'exil en Europe.
La question migratoire est donc une vraie leçon de géopolitique. Elle nous incite à prendre en compte les tendances lourdes, géographiques et historiques, mais également les décisions politiques qui expliquent le phénomène et permettent de le maîtriser -ou pas.
Au-delà de la légitime compassion que l'on peut éprouver pour les individus concernés, le "défi migratoire" ne sera relevé, aujourd'hui comme hier, qu'en le pensant géopolitiquement. Car comme le souligne Gérard-François Dumont, pour le meilleur ou pour le pire, "la migration ne laisse indemne, ni les pays de départ, ni les pays d'arrivée".
02/05/2016, Jean-François Fiorina
Source : huffingtonpost.fr