Les récits se succèdent et se ressemblent concernant les Marocains arrêtés par les autorités belges et expulsés par la force vers leur pays d’origine. Des Marocains installés depuis 10, 15 voire 20 ans sur le territoire belge et qui y sont entrés et y ont travaillé légalement plusieurs années durant mais qui se sont vu refuser le renouvellement de leurs titres de séjour ou la régularisation de leur situation.
Ces personnes appréhendées lors de rafles ou à leur domicile sont actuellement parquées dans les centres belges fermés dans l’attente de leur refoulement. Mohamed (40 ans) et Rahma (36 ans) font partie de ces victimes expiatoires d’un racisme et d’une xénophobie qui ne disent pas leur nom.
Installés depuis plus de 10 ans à Bruxelles, ils ont été tous deux arrêtés et expulsés manu militari vers le Maroc à l’issue des deux mois d’enfermement qu’ils ont purgés dans un centre de rétention.
Mohamed a débarqué en Belgique en 2003 après quelques années passées en Italie où il disposait d’un titre de séjour légal et d’un travail décent. Le choix de s’installer à Bruxelles a été pris par lui après mûre réflexion et plusieurs allers- retours entre la Belgique et l’Italie. L’existence d’une forte communauté musulmane à Molenbeek, l’une des 19 communes bruxelloises à avoir acquis une notoriété médiatique mondiale depuis les récents attentats de Paris et de Bruxelles, l’a encouragé à poser ses valises dans ce quartier populaire pour y mener une vie studieuse et tranquille. Mais pas pour longtemps.
En effet, depuis 2009, son rêve est devenu un vrai cauchemar. Sa demande de régularisation, déposée dans le cadre de la campagne de régularisation de 2009, sera rejetée comme celles de beaucoup d’autres. Son dossier ne semblait correspondre ni aux critères permanents requis (longue procédure d'asile, géniteur d'enfants belges et européens, famille demandeuse d'asile avec enfants scolarisés en Belgique...) ni à ceux qualifiés de temporaires (ancrage local durable, régularisation par le travail) exigés par les autorités belges. « J’ai dû attendre un mois avant d’avoir une réponse négative. Une longue attente qui m’a coûté cher puisque mon patron a refusé de me signer un nouveau contrat. Pour lui, pas de titre de séjour, pas de contrat», se rappelle-t-il.
Rahma, installée en Belgique elle-aussi, a vu son dossier rejeté. L’Office des étrangers a jugé inacceptable la promesse d’embauche que lui a faite un patron belge et qui a été déposée par elle pour appuyer sa requête.
Pourtant, Mohamed et Rahma n’ont pas été les seuls à essuyer un refus de la part de l’Office des étrangers. Plus de la moitié des dossiers ont été rejetés. « La loi encadrant cette campagne de régularisation était floue et elle a été concoctée à la hâte par le gouvernement de l’époque. Il y avait peu d’informations sur les critères de régularisation et même ceux qui ont été portés à la connaissance des usagers étaient difficiles à remplir. Pis, Maggie De Block, secrétaire d’Etat belge à l’Asile, a écarté plusieurs métiers de la liste des professions recherchées et elle a exigé un certain seuil de salaire », témoigne Mohamed.
Des manquements notés également par plusieurs ONG belges. D’après elles, les critères en question n’ont pas été inclus à un texte de loi et peu de personnes ont été régularisées grâce à leurs contrats de travail. Elles ont constaté aussi le peu de recours à la Commission consultative des étrangers et l'absence de motivation sur le fond en cas de décision négative concernant certains dossiers.
Une lutte sans fin
Devenus des sans-papiers malgré eux, Mohamed, Rahma et d’autres Marocaines et Marocains déboutés vont se regrouper au sein du Collectif « Mobilisation 2009 » pour mener la lutte. Une série de sit-in, de marches, de manifestations et de grèves a été initiée mais sans trouver d’écho favorable auprès du gouvernement et de l’Office des étrangers. « On a manifesté pendant deux ans devant les locaux de Théo Francken, secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration, mais il a refusé de nous recevoir. Les autres ministres se sont contentés de nous renvoyer vers l’Office des étrangers qui n’a pas hésité, lui-aussi, à nous renvoyer vers d’autres services ministériels », témoigne Mohamed.
Face à l’indifférence des autorités belges, les membres du Collectif vont faire une grève de la faim en 2015. L’action a duré 70 jours et n’a pris fin que lorsque l’Office des étrangers a promis une éventuelle régularisation des grévistes. «La grève a été très dure et ses effets ont été néfastes sur ma santé et j’en porte les séquelles jusqu’à aujourd’hui », confie Rahma. «Une délégation ministérielle nous a demandé de mettre fin à notre grève de la fin. En contrepartie, elle nous a promis un réexamen des dossiers des déboutés et des régularisations. Après deux mois et plusieurs allers-retours, nous avons tous reçu des réponses négatives», confirme Mohamed.
Pour le Collectif, il est temps de passer à la vitesse supérieure et d’entamer une nouvelle action de protestation. Mais, cette fois-ci, elle devait être plus spectaculaire. Mohamed et sept autres sans-papiers n’ont pas trouvé mieux que de s’enfermer durant trois jours dans les cabines des deux grues Potins hautes d’une trentaine de mètres et dressées en face de la bouche de métro sise Porte de Namur à Bruxelles. « On s’est divisés en deux groupes de quatre personnes et on a observé une grève de la faim durant quatre jours. Les policiers ont tenté, à plusieurs reprises, de nous convaincre d’arrêter notre mouvement et de nous promettre que nos dossiers seront examinés de nouveau. Mais, nous avons exigé une décision écrite de la part des autorités de tutelle ou la médiation d’une personnalité neutre ou d’un avocat. On n’a pas voulu rééditer l’expérience avortée de la première grève », se rappelle Mohamed.
Pourtant, les évènements vont vite se précipiter. Rahma a eu un malaise grave. Des officiers de police déguisés en pompiers ont saisi l’occasion pour monter jusqu’en haut des grues et évacuer tout le monde. Les grévistes auront de nouveau des promesses de l’Office des étrangers qui s’en est rapidement défaussé. Une fois descendus, les grévistes de la faim seront transférés au centre de rétention. Cinq d’entre eux ont été relaxés, deux ont été refoulés et une personne a été arrêtée.
Au centre de détention
Mohamed se souvient encore d’un centre surpeuplé où plusieurs nationalités se côtoyaient. Les Marocains figuraient à la première place du podium des personnes détenues devant les Pakistanais, les Algériens et les Tunisiens. Ces victimes de la rétention administrative sont de tous âges. Leur nombre a fortement augmenté depuis 2011. Les quadras et ceux qui totalisent plus de 10 ans de résidence sur le territoire belge représentent la majorité.
Les Marocains font quotidiennement l’objet d’expulsions vers la mère-patrie par tout temps, à n’importe quelle heure et même les week-ends. 20 personnes sont, en moyenne, quotidiennement expulsées des cinq centres de détention des migrants en Belgique. Ces opérations se passent avec célérité et sans difficultés et elles sont appelées à augmenter davantage avec la signature prochaine d’un accord maroco-belge de réadmission.
En 2015, plus de 5.894 personnes dont des Marocains, ont été reconduites de force depuis la Belgique, soit une hausse de 16% par rapport à 2014. Pour les autorités belges, il s’agirait de malfrats et de migrants en situation administrative irrégulière.
Rahma ne garde pas non plus de bons souvenirs de ces centres de rétention. Elle se souvient des mauvais traitements qu’elle y a subis et de la mauvaise nourriture qui lui a été servie en ces lieux. « Le même menu est servi tous les jours et le personnel du centre ne nous traite pas comme des êtres humains. Un jeune s’y est même suicidé pour protester contre ses conditions de détention mais personne ne s’est intéressé à lui ou à moi qui ai observé une grève de la faim en signe de solidarité avec le regretté. Tout le monde s’en est carrément fiché» regrette-t-elle.
Quant à Mohamed, il ne va pas par quatre chemins. Pour lui, les Marocains sont la communauté qui souffre le plus de cet état de fait. Il se souvient encore de ces Marocains détenus avec lui et qui se sont vu retirer leurs papiers alors qu’ils étaient mariés à des Belges et ont des enfants de nationalité belge. Il se rappelle aussi cette femme âgée qui a été appréhendée devant une mosquée et transférée vers ledit centre de détention avant d’être refoulée. Il se souvient aussi de cet homme qui a été arrêté dans sa chambre à coucher et devant sa femme et ses enfants. Le gouvernement a les coudées franches et fait ce que bon lui semble. Il viole les lois et les conventions sans être interpellé par quiconque. Les policiers violent les domiciles privés dès les premières heures du matin et sans aucune décision de justice. « Les Marocains sont aujourd’hui la cible des autorités belges alors comment expliquer que sur 10 Tunisiens arrêtés, six sont relaxés et seulement quatre refoulés alors que pour les Marocains les dix personnes arrêtées sont toutes refoulées?», s’interroge Mohamed.
Pour lui, Rahma et tant d’autres Marocains, c’est l’arrivée de l’extrême droite aux commandes du pays qui va leur compliquer la vie. « La situation a été calme et sereine entre 2003 et 2006. Avec ou sans papiers, on avait la possibilité de travailler et de trouver un toit. Mais avec l’arrivée du gouvernement Di Rupo où Maggie De Block officie à l’immigration et l’asile, l’étau a commencé à se reserrer sur les migrants qui se sont trouvés contraints de disposer d’un permis de travail pour avoir droit à une carte de séjour et sans ce sésame, ils n’ont pas le droit de rester sur place. Or, disposer d’un contrat de travail conforme aux conditions exigées par le gouvernement est très difficile. Plusieurs Marocains se sont endettés ou ont hypothéqué leurs maisons pour payer leurs cotisations sociales et soudoyer certains patrons voyous afin de continuer à disposer de leurs contrats de travail», précise Mohamed.
L’arrivée de Théo Francken au gouvernement va empoisonner davantage l’atmosphère déjà très tendue. Lui qui considère les Marocains comme des « petits cons » et qui doute de leur « valeur ajouté » va tout faire pour leur rendre la vie dure.
Une situation des plus insupportables vu le silence, voire la complicité des autorités marocaines. « Nos services consulaires sont motus et bouche cousue face à ce drame. Pis, ils facilitent le travail des cerbères belges. Alors que les missions consulaires algériennes refusent de délivrer des laissez-passer à leurs concitoyens détenus dans les centres de rétention, nos consulats les délivrent en 24 heures sans se poser la moindre question sur le cas des personnes qui vont être expulsées. On ne peut pas mettre dans le même panier un migrant illégal installé depuis peu en Belgique et des gens qui y sont établis depuis 25 ans. Je connais le cas d’un Marocain âgé de 70 ans qui a été expulsé vers le Maroc alors qu’il a résidé plus de 25 ans sur le territoire belge et qu’il n’est même jamais retourné au pays», se révolte Mohamed. Et de poursuivre : «Mais que peut-on attendre d’un consul qui a refusé à maintes reprises de nous recevoir et qui a même osé nous déchoir virtuellement de notre nationalité en nous traitant de «non marocains»?».
Une dure réalité que les textes de loi et les accords internationaux ne semblent solutionner. «On essaie de gagner du temps avec la demande d’asile humanitaire afin de retarder les démarches d’expulsion et trouver une éventuelle brèche juridique par laquelle on peut s’engouffrer. Mais même les avocats semblent avoir les mains liées puisque la loi est rigide. Le droit au recours n’est jamais respecté en cas d’arrestation de Marocains. Une fois arrêtés, ils sont vite refoulés alors qu’ils disposent, en théorie, de 30 jours pour faire recours contre la décision administrative les concernant », regrette Mohamed.
Le retour à la case départ
Un triste jour de décembre, Mohamed a été convoqué à la hâte par un responsable du centre de détention où il est maintenu depuis un mois et demi. Il lui a annoncé qu’il va y avoir un vol pour le Maroc vers 16H00 et qu’il doit faire ses valises pour rentrer chez lui. « J’ai été estomaqué puisque personne ne m’en avait préalablement informé. Ceci d’autant plus que je gardais l’espoir d’être régularisé car je n’ai pas d’antécédents judicaires. On n’a même pas daigné m’accorder le droit de contacter mon avocat. Le responsable en question m’a crié en face que je n’avais pas d’autre choix et que je devais quitter le territoire sur un simple ordre oral de refoulement. Une escorte composée de plusieurs policiers et membres du personnel du centre est venue m’accompagner vers l’aéroport », témoigne-t-il.
Sur place, il a constaté qu’il était le seul Marocain à avoir été expulsé ce jour-là. Avant de monter dans l’avion, on lui a fait porter une camisole de force. Il restera les mains liées durant les trois heures du vol Bruxelles-Casablanca. A la porte de l’avion marocain qui devait faire cette liaison, il a demandé aux membres de l’équipage : « Comment pouvez-vous admettre que l’un de vos compatriotes soit ligoté ainsi alors qu’il n’est pas un délinquant mais un simple migrant régulier qui est devenu malgré lui irrégulier ?». « Ils se sont contentés de me regarder avec une pointe de regret sans piper mot», se souvient-il.
Quelques jours plus tard, c’est au tour de Rahma d’être expulsée. Elle aussi a été mise devant le fait accompli après deux mois et demi de détention. Elle ne sera pas la seule à retourner au pays ce jour-là. Beaucoup de personnes âgées, de femmes et de jeunes, tous de nationalité marocaine seront également refoulés.
Une fois au Maroc, Mohamed sera retenu durant 4 heures par la police des frontières officiant à l’aéroport Mohammed V avant d’être renvoyé vers la wilaya de police du Maârif à Casablanca pour y subir un interrogatoire d’une demi-heure.
Quant à Rahma, elle sera obligée de rester à l’aéroport jusqu’à une heure du matin et elle sera transférée comme un simple malfaiteur dans une estafette de police vers la même wilaya.
Avenir incertain
«Le retour vers la Belgique est la seule solution». C’est ainsi que Mohamed et Rahma perçoivent leur avenir. Et ce n’est pas de simples paroles de désespoir lancées à la légère. Ils ont déjà entamé plusieurs tentatives qui ont échoué pour le moment mais ils sont déterminés à tenter leur coup jusqu’à ce qu’ils réussissent. «Je ne peux pas vivre au Maroc. J’ai passé 20 ans de ma vie en exil et je n’ai plus d’attaches ici. Je ne supporte plus les regards des membres de ma famille, des amis et des proches qui n’acceptent pas qu’on puisse retourner sans le moindre sous au Maroc après 18 ans de dur labeur à l’étranger».
Aujourd’hui, Mohamed vit avec ses parents. Il est au chômage et n’a plus aucun espoir. Pour lui comme pour beaucoup d’autres expulsés, le retour au bercail a un goût amer. Ils doivent tout recommencer à zéro et leur réintégration semble être difficile, particulièrement pour ceux qui ont passé plus de 10 à l’étranger. «On se sent comme des étrangers », commente-t-il. En effet, aucun programme de réinsertion ou d’aide financière ne lui a été fourni. Les discours du ministère des Marocains résidant à l’étranger et des Affaires de la migration s’avèrent être de simples chimères. Les programmes d’aide et d’accompagnements des MRE de retour n’existent que sur le papier. «On était prêt à revenir au Maroc mais pourquoi faire? Que nous offre notre gouvernement ? Et qu’a-t-il fait pour défendre nos droits? Qu’a-t-il fait pour que nous puissions récupérer au moins les cotisations sociales que nous avons payées à l’Etat belge ?», s’interroge Mohamed. Et de lancer avec amertume : « Je connais une femme qui est actuellement en centre de détention situé en périphérie de Bruxelles et qui doit être refoulée dans les jours qui viennent mais qui ne sait pas où se donner de la tête puisqu’elle n’a plus de famille au Maroc. Ses parents sont décédés et elle n’a plus d’attaches familiales au Maroc. Qui va lui garantir un toit même provisoire et comme va-t-elle survivre ? Notre gouvernement nous a vendus comme du bétail. Il a donné carte blanche aux Belges pour nous traiter comme leur bon leur semble et ces derniers n’hésitent pas à refouler les hommes et femmes âgées, les malades, les parents sans leurs enfants… Il y a aujourd’hui des jeunes Marocains qui s’immolent par le feu dans les centres de rétention ou qui se pendent pour ne pas retourner au pays car ils savent qu’ils ne pourront pas y vivre dignement. Non pas parce qu’ils ne l’aiment plus mais parce qu’ils ont fait toute leur vie en Belgique et qu’ils y ont passé le plus clair de leur jeunesse. Certains d’entre eux sont même prêts à rejoindre les rangs de Daech ou à se suicider pour ne pas être obligés de retourner au Maroc ».
Rahma vit elle aussi dans le désespoir. Elle se considère comme laissée pour compte et victime d’une injustice indicible. A l’instar de Mohamed, elle vit aujourd’hui sur le maigre pécule qu’elle a épargné pendant ses années d’exil. «Je vis par mes propre moyens et personne ne m’aide alors que je suis malade et que j’ai subi deux opérations», lance-t-elle. Et de poursuivre : «Au Maroc, on n’a droit qu’aux beaux discours et aux slogans. Que devais-je faire ici, puisqu’il n’y a rien à faire et qu’il ne faut pas s’attendre à quoi que ce soit ? Pourquoi devrais-je accepter de rester ici sans soutien et sans aide ? Là-bas, je suis au moins à l’abri des regards et des mauvaises langues. Depuis mon arrivée, le 25 février dernier, je ne sais pas où donner de la tête et je n’ai plus envie de faire quoi que ce soit».
5 Mai 2016, Hassan Bentaleb
Source : Libération