Le hasard a voulu que je préside une table-ronde et un hommage spécial à M. Ahmed Aboutaleb, maire de Rotterdam, hier à Nador. En ce jour d’élection de Sadiq Khan à la mairie de Londres, je ne peux ne pas éviter de brosser un parallèle entre ces deux maires issus de l’immigration, qui ont, tous deux un parcours assez semblable et de réfuter certains faits rapportès dans la presse.
Vu l’actualité, je me concentrerai sur la personnalité de M. Ahmed Aboutaleb, originaire de Béni Sidel, de la région du Rif, au nord marocain, qui a eu un parcours exceptionnel, le menant à devenir le premier magistrat de la ville de Rotterdam, première ville portuaire d’Europe.
Il a quitté le pays pour la Haye en 1976, à l’âge de 15 ans, pour rejoindre son père, ancien imam de son village, qui y exerçait le métier d’agent d’entretien. Onze ans plus tard, il y devient ingénieur électronicien.
Cet homme simple, qui a appris à cultiver la pomme de terre, comme il nous l’a confié hier, avant d’être journaliste, est un pragmatique.
Il s’engage dans la politique et est élu échevin de Rotterdam en 2006. Il a ensuite été très visible dans la politique néerlandaise suite à l'assassinat du cinéaste Theo van Gogh par un extrémiste en 2004, défendant un Islam loin des folies extrémistes.
Ministrable dans le gouvernement travailliste en 2007, il est nommé secrétaire d'État aux Affaires sociales dans le gouvernement de Jan Peter Balkenende.
En 2008, la reine le nomme bourgmestre de Rotterdam. Il est ainsi devenu le premier maire musulman d'un grande ville ouest-européenne au XXIe siècle.
Réusissant à faire baisser le chômage à Rotterdam, il est reconduit dans ses fonctions en 2014. Il a toujours pris position contre les dérives violentes des extrémistes et contribué à l’apaisement intercommunautaire au-delà de Rotterdam.
L’hommage que nous lui rendions au Centre de la Mémoire Commune de Nador, dans le cadre du Festival International de Cinéma de Nador, s’inscrivait dans la lignée d’une identité méditerranéenne corallienne, multiple, dépassant la définition d’une réfraction entre les deux rives du mare nostrum latin.
Lors d’un café que nous avons partagé à l’issue de l’hommage, j’ai évoqué le cas de M. Sadiq Khan, qui pourrait être élu maire de Londres. C’était hier après-midi. Son visage s’est éclairé, et, très intéressé par mes propos, il m’a montré un article paru dans un journal néerlandais, dont le titre était : « Il y aurait un deuxième Aboutaleb à Londres."
Tout d’abord, en dépit des déclarations de la presse française et belge, parmi d’autres, qui rapportent que M. Khan est le premier maire « musulman » d’une grande métropole européenne, le parcours de M. Aboutaleb dément cette affirmation hâtive.
M. Aboutaleb dirige Rotterdam depuis 7 ans et y a accompli un travail remarquable, à tel point que l’on le suggère comme un premier ministre possible de la Hollande. Même si ce n’est pas gagné d’avance, cela indique que M. Aboutaleb, musulman, certes, comme M. Khan, n’est pas définissable seulement par la petite lorgnette de sa religion.
C’est un homme compétent qui a forcé le respect au niveau local et national. Revenons sur ces médias qui ont choisi de donner priorité au terme "musulman » sur le « CV » de M. Khan.
Dans un article de Télérama (1) d’hier, il est énoncé que « fils d’immigrés pakistanais, Sadiq Khan est le premier maire musulman d’une capitale européenne ». Le Monde rapporte que « M. Khan devient le premier édile musulman d’une grande capitale occidentale » (2). Ou le Soir de Belgique : « Londres: Sadiq Khan est le premier maire musulman d’une capitale occidentale ».
Il est intéressant de rappeler que ce fils d’un chauffeur de bus londonien, fut ministre chargé des communautés, puis des transports, et il a siégé au Conseil des ministres britannique.
C’est L’Express qui a pris un peu plus de distance avec la focalisation religieuse relative à l’élection de M. Khan. Une analyse de la toile conduit à ce constat : « Les médias français, peut-être épatés par la rareté du cas de figure d'une personnalité issue d'une minorité choisie pour un poste électif de haut rang, ont en revanche presque exclusivement mis en avant la religion du candidat ». (4) Le même article avance que « L'insistance des médias français sur la confession du probable vainqueur de la campagne pour la mairie de Londres, Sadiq Khan, en agace plus d'un sur Twitter ».
Paris-Match, quant à lui, s’est fait l’écho de la campagne nauséabonde de Zac Goldsmith contre M. Khan, révélant l’engagement indigne de David Cameron, qui avait envoyé une lettre aux personnes d’origine asiatique vivant à Londres : «Dans une lettre envoyée à certains électeurs, le Premier assurait que Sadique Khan était "dangereux" et que s'il était élu, "les Londoniens deviendront les rats de laboratoire d'une experience politique géante", jamais le mot «musulman» n’était écrit dans ce texte qui a été partagé sur les réseaux sociaux, mais cela n’avait pas échappé à Anita Vasisht, avocate qui a reçu un de ces courriers :
«Il parlait de "votre communauté". Non, David, vous et moi appartenons à la même communauté. J’ai eu l’impression que mon Premier ministre écrivait qu’il ne nous considérait pas de la même communauté. Ce qui n’est pas très agréable, n’est-ce pas ?», avait-elle déclaré au «Guardian» en avril.
Ces lettres ont été reçues par des familles aux origines diverses, comme des hindous ou des sikhs, ou simplement des personnes dont les patronymes pouvaient sembler originaire d’Inde ou du Pakistan » (5).
La mayonnaise raciste et islamophobe n’a pas pris et Londres a intelligemment rejeté les messages des extrémistes européens et daechiens, qui ont proposé une guerre de religions basée sur la haine de l’autre.
Rappelons, pour clore, que comme M. Aboutaleb, M. Khan est travailliste. Il est diplômé, tout en étant d’extraction modeste et les deux maires ont la culture du travail bien fait. Cette élection de M. Khan, qui a gagné en dépit des attaques personnelles au-dessous de la ceinture, indique, comme ce fut le cas pour M. Aboutaleb, que les extrémismes viennent de perdre un round d’importance.
C’est un démenti formel au racisme et aux discours xénophobes et islamophobes. Musulmans, certes, M. Aboutaleb et M. Khan sont avant tout des hommes compétents qui sont des passerelles fortes entre les civilisations.
Ils sont nécessaires pour développer une conscience de paix et d’ouverture dans un monde qui en a bien besoin. Et tout ramener à leur religion indique que les médias sont en décalage avec les nouvelles réalités en Europe, où les citoyens sont capables d’opter pour une autre vision sociétale et politique.
7 mai 2016, Pierre Carpentier
Source : mediapart.fr