Depuis la fermeture du corridor humanitaire, les traversées clandestines se multiplient sur la route des Balkans. Un marché juteux pour les trafiquants.
Une vingtaine de silhouettes courbées serpentent à travers champs, le long des haies qui grimpent sur les pentes des dernières collines avant la frontière serbe. Depuis des années, les deux gros villages macédoniens de Vaksince et de Lojane, à la population albanaise, sont un nœud incontournable sur la route des Balkans qui mène les réfugiés de la Grèce vers l’Europe occidentale.
Derrière les murs de ces maisons de briques, on a toujours acheté et vendu tout ce qui pouvait s’acheter et se vendre. De la drogue sous la Yougoslavie socialiste, des armes et des filles durant les guerres des années 90, et, plus récemment, on y a organisé le passage de migrants.
Les solidarités qui tiennent ces clans se perpétuent d’une génération à l’autre. Cette dernière année, les affaires des trafiquants et des passeurs de migrants avaient pourtant périclité, alors qu’un corridor humanitaire, emprunté par près d’un million de personnes en 2015, s’était mis en place. Depuis le 8 mars, cette route migratoire des Balkans est théoriquement condamnée, avec la décision de la Croatie, de la Serbie et de la Macédoine de fermer leurs frontières. Pourtant, les passages ont repris à travers les barbelés.
«Une proie facile»
Le groupe disparaît soudain derrière un bosquet, probablement pris en charge dans une maison où patientent les migrants avant de passer la frontière. La route pour quitter la Macédoine est connue depuis au moins 2012. A l’époque, des dizaines d’Algériens, de Palestiniens ou encore d’Afghans dormaient déjà tous les soirs dans les bois bordant la Serbie, même si le danger y a toujours été présent. Au printemps 2015, des centaines de réfugiés avaient été kidnappés à Vaksince avant d’être relâchés contre le versement de lourdes rançons. Après des mois d’inaction, la police macédonienne a finalement démantelé le réseau mafieux, mais le chef du gang, un Afghan surnommé Ali Baba, a disparu dans la nature. Un an plus tard, les passeurs peuvent de nouveau se frotter les mains : la fin des passages légaux va leur amener sans cesse plus de nouveaux «clients».
Ni les forces de l’ordre ni les organisations humanitaires qui, en Macédoine, viennent en aide aux réfugiés, ne s’aventurent trop longtemps à Vaksince et Lojane. «Nous en sommes revenus à la situation de l’an dernier», déplore Jasmin Rexhepi, le président de l’association Legis, qui fédère les volontaires qui soutiennent les réfugiés.«Les migrants sont une proie facile pour les trafiquants, ils ont très peur de la police et se méfient même de nous. Surtout, la population est beaucoup moins disposée qu’il y a quelques mois à les aider, car les médias macédoniens les présentent désormais comme une menace pour la stabilité du pays.»
Les bénévoles de Legis distribuent de l’eau, de la nourriture et des vêtements chauds aux migrants qui traversent à pied la Macédoine, avançant la nuit et se cachant le jour, marchant le long de la voie ferrée et de l’autoroute qui remontent vers le Nord - soit un périple de quelque 180 kilomètres, que les plus vaillants avalent en quatre ou cinq jours. D’autres, plus fortunés, embauchent les services de chauffeurs. Le 28 avril, une camionnette transportant 24 réfugiés a été arrêtée par la police macédonienne aux alentours de Demir Kapija.
Végéter sous le soleil
La fermeture de la route des Balkans, début mars, fait également monter la frustration dans le nord de la Grèce, où des réfugiés sont prisonniers. Dans le camp d’Idomeni, à quelques mètres des barbelés de la frontière macédonienne, ils sont environ 10 000 à végéter sous le soleil, au fil de journées rythmées par les distributions de nourriture. «Le gouvernement grec a déplacé 2 000 personnes des tentes d’Idomeni vers les camps de relocalisation en dur», explique Elodie Lemal, une coordinatrice du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.«Certains tentent aussi de traverser la frontière macédonienne. Avec l’approche de l’été et la hausse des températures, ces départs pourraient s’accélérer.»
Ce matin-là, une quinzaine de réfugiés ont été refoulés par la police macédonienne. Les femmes sont assises, leurs enfants dans les bras, des sacs lourds comme des enclumes traînent sur le bord de la route. Rifad a enlevé ses chaussures, il ose à peine toucher ses pieds crevassés.«Nous avons marché durant quatre jours, sans rien manger, en buvant l’eau des rivières.» L’homme, originaire de Deir el-Zor, en Syrie, affirme avoir versé 2 000 euros par personne pour un voyage qui devait mener sa grande famille en Allemagne. «Juste avant la frontière serbe, la police macédonienne nous a arrêtés, nous n’avons plus rien, plus un euro», se lamente-t-il.
Dans le nord de la Grèce, les numéros des passeurs s’échangent facilement. Les rendez-vous se fixent à l’hôtel Hara, à proximité de l’autoroute qui monte vers la capitale, Skopje, où un petit village de tentes s’est installé sur le parking. Selon les organisations humanitaires, il est possible de traverser la frontière depuis le village grec de Chamilo, à cinq kilomètres d’Idomeni, en direction de Moïn, un faubourg déshérité de la ville macédonienne de Gevgelija. Mais pour que la police macédonienne ferme les yeux, il est nécessaire de payer le prix. Et d’espérer ensuite faire bon voyage jusqu’à la frontière serbe.
11 mai 2016, Laurent GESLIN
Source : Libération