«En tant que pays d’origine, nous devons intégrer la diaspora d’immigrés comme facteur de cohésion nationale, même si sa vie est ailleurs»
Le Matin : Vous avez beaucoup milité pour les droits des immigrés. Comment a évolué la situation de la diaspora africaine et maghrébine avec le temps ?
Kamel Jendoubi : Les immigrations africaines, notamment maghrébines, sont récentes. Elles datent de 40 à 50 années. Néanmoins, les immigrés ont vécu d’énormes changements dans les pays d’accueil. Le processus de leur intégration sociale a provoqué des défis en rapport notamment avec l’importance de la religion dans leur vie. D’autre part, les migrants n’ont plus les mêmes relations avec les pays d’origine. Les diasporas maghrébines comme africaines se retrouvent alors face au défi d’intégrer ces changements, mais aussi de modifier la vision que nous avons dans les pays d’origine vis-à-vis de ces immigrés qui sont à la fois des binationaux et la prolongation de nous-mêmes ailleurs. En tant que pays d’origine, nous devons comprendre la complexité de ces phénomènes et intégrer cette diaspora comme facteur de cohésion nationale, même si sa vie est ailleurs.
Est-ce que l’élément de la diaspora est pris en considération dans le processus de la démocratisation que connaissent beaucoup de pays arabes comme la Tunisie ?
Les migrants tunisiens se sont politisés et ont été perçus par l’État d’origine comme une menace pour la stabilité politique. Ceci s’est reflété par un contrôle direct et des pratiques policières qui ont fait fuir les immigrés du champ politique. Très peu de Tunisiens se sont engagés dans le combat politique noble pour parler des droits de l’Homme, par exemple, ou de l’égalité homme-femme et porter ainsi des questions jugées à l’époque interdites et réservées au pouvoir. En 2010, les choses ont changé. L’engouement des Tunisiens et de la diaspora arabe en général a été tellement fort qu’ils ont participé à la révolution. Ils voulaient participer à tout ce qui concerne le sort de leur pays : les manifestations, les élections… Je crois profondément que ce fait a influencé positivement l’image que les Tunisiens de l’intérieur ont de la diaspora. Aujourd’hui, les migrants tunisiens ont de nouveaux acquis. Ils peuvent, par exemple, participer aux élections présidentielles et législatives où qu’ils soient. Ils peuvent aussi créer des associations. La Constitution les protège en tant que citoyens. Les immigrés ne doivent plus être considérés comme un bonus. Certes, ils ne vivent pas en Tunisie, parfois ils ont des nationalités différentes, ils sont de troisième ou de quatrième génération, mais ils sont tellement attachés au pays qu’il faut trouver des espaces qui leur permettent de contribuer au choix démocratique.
Qu’en est-il de la situation de la femme dans tous ces changements ?
Les femmes arabes et maghrébines ont milité depuis longtemps dans les pays d’accueil et d’origine. Le cercle de mobilisation s’est agrandi de jour en jour grâce à l’éducation. Parmi les problématiques qui se sont posées avec l’arrivée massive des femmes dans tous les domaines, il y a la question de l’égalité homme-femme et les questions de citoyenneté. C’est une problématique plus complexe qu’on doit aborder avec beaucoup de détermination, mais aussi beaucoup d’humilité. En Tunisie, nous avons constitutionnalisé les questions d’égalité et avons fait en sorte qu’on puisse traduire cette égalité dans les faits, notamment sur le plan juridique. Mais la pratique reste différente de l’instauration des textes de loi. Certes, l’État a un rôle important, mais la société civile a une dimension déterminante. On avance, même s’il y a des oppositions parfois violentes.
Est-ce qu’on peut dire que les immigrés originaires du Maghreb s’intègrent plus facilement que les autres nationalités ?
Différentes ressources permettent à l’individu d’être intégré et de faire partie de la société d’accueil. C’est une question de représentation aussi. Cela dépend de ce qu’on entend par intégré et quelle image on veut associer aux personnes. Par exemple, l’opinion répandue actuellement en Europe est que les musulmans ne peuvent pas être intégrés. C’est une image qui pèse et qui impacte considérablement l’opinion publique. Elle influence considérablement le comportement des administrations, de la police, de l’entreprise… vis-à-vis des musulmans. La société d’accueil n’est pas homogène non plus. Il y a une partie qui peut être plus accueillante que d’autres. Ce facteur est déterminant dans l’intégration. Par ailleurs, les immigrés sont confrontés à des problèmes d’intégration dans le pays d’origine. En Tunisie par exemple, on leur dit qu’ils ne connaissent pas le pays. Face aux problèmes d’intégration, des personnes comme moi, rentrées après plusieurs années d’exil, peuvent revenir à l’immigration. C’est un complexe auquel il faut faire attention et traiter avec beaucoup de connaissances, de recherches et de volonté. Il faut voir le phénomène d’immigration dans cette dynamique.
Vous suivez les événements terroristes qui ont marqué plusieurs pays européens, quel regard portez-vous sur cette situation ?
Ces actes perturbent la stabilisation des Arabes et des musulmans dans les pays d’accueil. Ils les culpabilisent et peuvent les appeler à faire l’effort pour montrer qu’ils ne sont pas des terroristes. Le regard porté par certains médias, intellectuels et hommes politiques voulant que cette violence soit liée à l’Islam pèse sur eux. Même les communautés non musulmanes ou arabes souffrent de cette situation. C’est un facteur de tension qui pèse beaucoup sur la communauté d’immigrés dans toute sa diversité. Cette une question politique avec une dimension religieuse et culturelle. On doit trouver ensemble un cadre référentiel pour traiter ce phénomène qui ne touche pas seulement les pays musulmans, mais aussi les États dans lesquels il y a des communautés musulmanes nationalisées. Ces actes terroristes ne sont pas commis par des Marocains ou des Tunisiens, mais par des Belges, des Français…
18 Mai 2016, Nadia Ouiddar
Source : LE MATIN