samedi 23 novembre 2024 05:30

Migrants : l’accord UE-Turquie fragilisé par une décision de la justice grecque

La justice grecque a donné raison à un demandeur d’asile syrien détenu à Lesbos en considérant qu’il ne pouvait pas être renvoyé en Turquie, car ce pays n’était pas sûr. Une décision qui pourrait faire bouger les lignes.

 «La Turquie est devenue un pays à qui on demande secours», affirmait avec fierté le site officiel de la Radio-télévision de Turquie à la veille du premier Sommet humanitaire mondial. Quelle consécration, en effet, pour le pays hôte que d’accueillir sur les bords du Bosphore Ban Ki-moon, le secrétaire général de l’ONU, et des centaines de délégués et représentants, afin de réfléchir pendant quarante-huit heures à la manière de répondre aux défis migratoires actuels. Déjà, le 18 mars, un accord historique, mais très critiqué dès le départ, entre l’Union européenne et la Turquie avait hissé cette dernière au rang de partenaire incontournable pour faire face à l’afflux sans précédent de migrants sur la route des Balkans.

Sauf que, vendredi, la décision d’une petite juridiction grecque a fait «l’effet d’une bombe» selon les médias grecs, et pourrait gâcher la fête à Istanbul en soulignant les parts d’ombre du pays hôte de ce sommet exceptionnel. La cour d’appel de la commission du droit d’asile de l’île de Lesbos a en effet donné raison à un réfugié syrien, débouté en première instance, qui refusait d’être envoyé en Turquie, comme le prévoit l’accord du 18 mars pour tous les recalés.

«Brèche».Depuis fin mars, cette commission a déjà examiné 174 demandes et a donné raison à 100 requérants qui ont ainsi obtenu le droit de rester en Grèce. Mais la nouveauté, cette fois-ci, tient à l’argument avancé : «La Turquie n’offre pas aux réfugiés les droits fondamentaux auxquels ils ont droit, selon les traités internationaux», est-il motivé dans la décision, adoptée par deux juges sur trois. En bref, la Turquie n’est pas un «pays sûr» pour les réfugiés. Cette justification «crée un précédent et ouvre une brèche dans l’accord UE-Turquie», estimait en substance vendredi le quotidien grec Kathimerini, qui prévoyait une augmentation des procédures d’appel sur des îles grecques déjà débordées, où 8 592 migrants (au dernier décompte) attendent toujours d’être fixés sur leur sort. Or, non seulement les services locaux n’ont pas les moyens d’examiner plus de dix demandes par jour, mais les arrivées depuis la Turquie continuent - certes à un rythme nettement inférieur à celui de l’année dernière. Ainsi, 99 nouveaux migrants ont accosté sur l’île de Chios (voisine de Lesbos) entre jeudi et vendredi.

Mais la décision de la cour d’appel de Lesbos confirme surtout les inquiétudes croissantes sur le sort des migrants en Turquie. Depuis mars, 400 d’entre eux y ont pourtant été renvoyés. Parfois sur une base volontaire après avoir refusé de demander l’asile en Grèce. Parmi eux, une douzaine de Syriens, que le quotidien britannique The Guardian a retrouvés : enfermés, depuis leur retour le 27 avril, dans le centre de détention de Düziçi, dans le sud de la Turquie, ils décrivent par téléphone une situation effrayante. Aucune information sur les raisons et la durée de leur détention, aucun accès à un avocat et des punaises trouvées dans la nourriture. La Turquie, qui n’a jamais ratifié la totalité de la convention de Genève, est aussi accusée de tirer sur ceux qui tentent de passer la frontière : cinq Syriens auraient été tués dans ces circonstances ces deux derniers mois, selon l’ONG Human Rights Watch.

Façade.La grand-messe humanitaire d’Istanbul osera-t-elle évoquer ces sujets sensibles ? Ou bien se contentera-t-elle d’un satisfecit de façade décerné aux autorités turques, en avançant les changements de la loi sur le droit du travail pour les réfugiés et la construction de 42 nouvelles écoles pour les enfants syriens ? Pourtant, même dans ces deux domaines, les efforts sont ambigus ou insuffisants.

La nouvelle législation sur le travail, adoptée en janvier, offre en théorie un cadre légal aux réfugiés syriens. Mais ils ont besoin d’un contrat fourni par un employeur bienveillant pour en bénéficier. Lequel peut considérer plus avantageux de conserver un salaire inférieur au Smic local (320 euros), sans payer de couverture sociale. Résultat, en deux mois, moins de 2 % des réfugiés syriens ont postulé à ce nouveau permis de travail. Les écoles ? La moitié des réfugiés syriens en Turquie sont des enfants en âge d’être scolarisés. Mais l’Unicef estime que les deux tiers ne le sont pas, souvent forcés de travailler pour aider des parents sans ressources suffisantes. Et les 42 nouvelles écoles de Gaziantep ne sont qu’une goutte d’eau, avec une capacité maximale de 500 élèves, alors que la ville accueille 70 000 enfants syriens. Reste à savoir si leurs appels au secours seront entendus à Istanbul.

22 mai 2016, Maria Malagardis 

Source : Libération

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