vendredi 22 novembre 2024 22:00

Frontières : Le retour des gardes-barrières

Va-t-il falloir se réhabituer à passer la douane dans une Europe que l’on croyait ouverte ? A l’heure de la monnaie unique, de Schengen et d’Erasmus, les frontières paraissaient caduques. Pourtant, entre attentats, flux de réfugiés et Brexit, la tendance est au repli national.

Cela fait bien longtemps que les Européens ont oublié la figure du douanier et le souvenir de ces files interminables de voitures qui, l’été, patientaient sous le cagnard aux postes-frontières. Entre Brexit, renforcement des contrôles de sécurité et montée des égoïsmes nationaux, ces images d’un autre temps risquent pourtant de revenir en force et sillonner l’Europe pourrait bien (re)devenir un parcours du combattant. En juillet, un énorme embouteillage a bloqué pendant de longues heures à Douvres des voitures quittant l’Angleterre pour la France, réveillant toutes les angoisses suscitées par le Brexit. «Ces files d’attente à Douvres sont peut-être le premier signe de ce que vivre en dehors de l’Union européenne signifie», notait The Independent dans un éditorial évoquant un «Royaume-Uni encore plus isolé». Début juillet, en raison d’une opération de contrôle migratoire organisée par la police autrichienne, le point de passage avec la Hongrie était saturé par des centaines de poids lourds. Il fallait compter huit heures pour traverser la frontière.

Retour en arrière. Finie, la liberté d’aller et venir de la génération Erasmus qui voyait jusqu’à présent le vieux continent comme un vaste terrain de jeux sur lequel elle pouvait à loisir vivre à Bruxelles, travailler à Paris, aimer à Copenhague, faire la fête à Berlin, rechercher l’exotisme à Londres, se cultiver à Madrid et nager à Syracuse ? «Les frontières ne sont que des coups de crayon sur des cartes. Elles tranchent des mondes mais ne les séparent pas. On peut parfois les oublier aussi vite qu’elles furent tracées», écrivait Philippe Claudel en 2007 dans le Rapport de Brodeck, à une époque où l’on n’envisageait encore aucune séparation en dur entre les peuples d’Europe. Car depuis l’explosion d’autres frontières au Moyen-Orient, consécutive aux bouleversements engendrés par les révolutions arabes, l’arrivée massive de réfugiés fuyant la guerre et la misère a eu pour premier effet de provoquer un terrible retour en arrière dans les mentalités européennes, ressuscitant des sentiments de peur et d’intolérance que l’on croyait définitivement oubliés. Résultat, de vraies barrières ont fait leur apparition dans l’est du continent, par exemple entre la Hongrie et la Croatie ou la Roumanie. Comme le soulignait le géographe Stéphane Rosière dans Libération le 1er octobre, «la mobilité n’est qu’une étiquette positive qui masque une réalité implacable, celle d’être un droit peu partagé».

 Mobilité de proximité. Alors, va-t-il falloir revivre avec des frontières dans cet ensemble européen qui, jusqu’à une date récente, apparaissait comme le plus ouvert et le plus libre au monde ? Sûrement. Au printemps, Bruxelles annonçait la création d’un corps de gardes-frontières et de gardes-côtes européens pour «faire face aux nouvelles réalités politiques auxquelles l’UE est confrontée» tant en matière de migration que de sécurité intérieure.

Mais toutes les frontières ne sont pas visibles. Celle de la langue, par exemple, semble être durablement tombée grâce à Erasmus - encore lui. Couplé à l’essor des réseaux sociaux qui permettent de dialoguer par-delà les frontières, ce programme européen a permis à la génération qui occupe le marché du travail d’acquérir les bases d’un langage commun, à partir de l’anglais principalement, qui permet de fluidifier les liens d’un Etat ou d’une culture à l’autre. Idem pour la monnaie, grâce à l’euro. Les tenants d’un retour aux monnaies nationales apparaissent encore, espérons-le, très minoritaires.

Reste que la fureur du monde peut aussi donner envie de mettre de côté notre frénésie d’ailleurs pour privilégier l’immobilité ou la mobilité de proximité, les chiffres du tourisme semblent l’attester. Les écrivains sont souvent de bons révélateurs des évolutions d’une société. Ce n’est sans doute pas un hasard si Sylvain Tesson, célèbre pour ses récits de voyages en Russie, publie en octobre Par les chemins noirs, une traversée de la France des campagnes oubliées. Le rural est d’ailleurs, ce n’est pas un hasard non plus, un genre en vogue chez les auteurs de romans noirs, signe que l’envie d’observer ce qui se passe à l’intérieur de nos frontières peut apparaître comme une curiosité légitime mais aussi une tentation de repli sur soi.

6 août 2016, Alexandra Schwartzbrod

Source : Libération

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