Pour l’historienne Sabine Dullin, la démultiplication actuelle des frontières est à rapprocher de celle des époques impériales.
Après les attentats de Nice et de Bavière, partout en Europe (en Italie, en Espagne, en France), les contrôles frontaliers ont été rétablis. Entre terrorisme, migrations et Brexit, livres et colloques sur les frontières se multiplient (1). Sabine Dullin, historienne au Centre d’histoire de Sciences-Po, spécialiste de l’espace soviétique (2) a récemment dirigé l’ouvrage collectif les Frontières mondialisées (PUF). Elle explique en quoi la mondialisation ne remet pas en cause l’existence des frontières mais change leur nature, leur fonction et la représentation que l’on s’en fait.
La création d’un corps de gardes-frontières européens vient d’être adoptée par le Parlement européen. Est-ce un bon signe ?
Si l’on veut rester positif, parions qu’en ces temps de Brexit, cela pourrait être un moyen de lutter contre les xénophobes anti-Européens qui ne croient qu’aux frontières nationales. Surtout, si cela s’accompagne d’un véritable droit d’asile européen. En tant qu’historienne, cela me renvoie en tout cas aux gardes-frontières soviétiques. De vrais héros. On érigeait des statues à leur gloire. C’était une figure très forte dans l’imaginaire de la société soviétique, et cela reste vrai pour la société russe. Je suis très curieuse de voir comment l’Europe va investir cette nouvelle fonction. Le garde-frontière soviétique était le gardien des valeurs du socialisme face aux menaces venant du dehors. Il incarnait le patriotisme. Serait-ce l’amorce d’un patriotisme européen ?
Vous parlez de théâtre ou de mise en scène à propos de la sécurisation des frontières…
Dans la période troublée et dangereuse que l’on traverse, la frontière se brouille entre intérieur et extérieur. On a du mal à y voir autre chose que le versant noir de la mondialisation. Les gens ont besoin de frontières. Quand on voit le succès médiatique du «mur», de la barrière, on sent bien que le besoin de frontière est semblable à celui de clore son champ. De protéger sa maison, sa propriété. Même si cette vision très populaire est fausse : la frontière n’a rien à voir avec la propriété, elle a à voir avec la souveraineté. D’ailleurs, on ne médiatise que des bouts de murs. Dès qu’un endroit se ferme, le flux se dirige ailleurs. Et ces bouts de murs ne sont qu’un aspect très partiel du dispositif de surveillance. La non-porosité de la frontière est illusoire, elle ne peut se concevoir que dans un monde où les besoins de circulation seraient quasi nuls. Ce qui n’est évidemment plus du tout le cas avec la mondialisation. La pression est énorme. On n’arrête pas un raz-de-marée avec des murs ou des barrières. Ces pauvres moyens ne sont donc que des instruments aux mains des politiques.
Des moyens pourtant assez répandus actuellement…
Oui, Donald Trump y ajoute même une touche personnelle dans sa campagne : c’est le Mexique qui devra payer le mur. S’il refuse, Trump menace de bloquer les flux financiers des immigrants mexicains entre Etats-Unis et Mexique.
Vous notez d’ailleurs un paradoxe : plus les barrières douanières s’effacent sur le continent américain, du Canada au Mexique, plus les barrières migratoires, elles, se durcissent.
Les flux migratoires sont en effet les plus observés : on surveille les pauvres. Pour l’Europe, c’est différent, car nous assistons actuellement à une migration de guerre. Ce qui me semble vraiment important aujourd’hui, c’est que nous ne devons pas opposer les frontières et la mondialisation. Les frontières peuvent être un outil de gouvernance de cette mondialisation.
Dans votre dernier ouvrage, comme dans les précédents sur le monde soviétique, vous parlez de «frontières épaisses». Qu’entendez-vous par là ?
C’est un terme à la fois mystérieux et imagé, certains parlent plutôt de «zone frontière», de «glacis protecteur» ou encore de «zone tampon». L’avantage du terme «frontière épaisse» est qu’il donne l’idée physique du phénomène de l’extension du domaine de la frontière. Il permet de réfléchir de façon polysémique, à la fois à la construction d’une frontière, à sa sécurisation, à sa protection : la surveillance ne se fait pas seulement sur une ligne mais en profondeur.
La frontière d’un empire contient elle-même l’idée de l’expansion de cet empire. Elle permet aussi de penser la frontière non plus comme une ligne mais comme une zone institutionnalisée. Dans l’espace soviétique, il existait ainsi des «zones interdites», des «zones frontières» dans lesquelles vous n’aviez pas les mêmes droits et les mêmes devoirs qu’à l’intérieur du territoire. Nous avons aujourd’hui au sein de l’Union européenne des zones comparables. Nous projetons bien au-delà de la ligne frontière de l’Europe des pratiques de surveillance, d’information sur les circulations. Les Européens aussi utilisent une sorte de pré-frontière. Par exemple, en surveillant des zones de départ, de l’autre côté de la Méditerranée. L’Union délègue officiellement certaines fonctions de la frontière à d’autres Etats extra-européens. Elle vient de négocier en ce sens avec la Turquie d’Erdogan. Nous nous trouvons au fond loin de l’idée classique de la frontière de l’Etat-nation, une simple ligne qui ferait le tour d’un territoire stable. Et le retour provisoire des contrôles sur les frontières de l’espace Schengen n’y change rien.
Quelles sont les différences entre ces frontières des Etats-nations et celles des empires ?
La perspective des frontières impériales m’est apparue comme une évidence à la lumière de l’histoire européenne récente. La frontière de l’Etat-nation est caractérisée par son unicité, une ligne qui est le pourtour à la fois géographique, politique, économique d’un même territoire. Les empires connaissent quant à eux une démultiplication des frontières. Frontières linguistiques, religieuses, ethniques. Des monnaies qui ne sont pas les mêmes sur tout le territoire de l’empire, des provinces qui n’ont pas toutes le même statut. Il existait aussi des délégations de souveraineté à certaines principautés installées aux zones frontières. Certaines frontières étaient laissées aux mains de mercenaires. Donc, plusieurs espèces de frontières coexistent au sein du même empire. La Russie, qui reste l’héritière d’une tradition impériale russe, puis soviétique, sait comment gérer des frontières multiples. Et Poutine en a fait un instrument fort de sa politique.
La démultiplication des frontières, c’est aussi une réalité dans l’UE : la zone Euro ne coïncide pas avec les limites de l’UE et la zone Schengen non plus. Or, les Etats européens, qui pour la plupart ont vécu sous le régime de l’Etat-nation, ont beaucoup de mal à envisager cette complexité nouvelle des frontières et à en faire une force.
Est-ce que la mondialisation est aussi l’occasion du retour de certains impérialismes ?
La mondialisation entraîne certainement la constitution de grands ensembles, notamment économiques : l’Union européenne, l’Union africaine, l’Union eurasiatique, l’Alena sur le continent américain. Et en même temps, nous sommes aussi dans l’ère de la petite échelle, de la région, du local. La dimension la plus bousculée et donc la plus ardemment défendue entre les deux est celle de l’Etat-nation.
(1) Du dernier ouvrage de Michel Foucher, le Retour des frontières (CNRS Editions), à celui de Harsha Walia, Démanteler les frontières (éd. Lux), en passant par un colloque le 7 juillet à l’Assemblée nationale : Sécurité et Développement : comment gérer la frontière ?
(2) Notamment, la Frontière épaisse. Aux origines des politiques soviétiques (1920-1940), éditions de l’EHESS, 2014.
6 août 2016, Catherine Calvet
Source : Libération