La tragédie migratoire se poursuit toujours en méditerranée.
Plus de 89 000 migrants, pour la plupart originaires d’Afrique subsaharienne, sont arrivés sur les côtes italiennes depuis le début de l’année, un total approchant des 93 000 recensés entre janvier et juillet 2015.
C’est ce que l’on pouvait retenir du sinistre et dernier bilan du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), dressé peu de temps avant la série d’opérations de secours intervenues, tout récemment, avec pas moins de 6500 migrants secourus au large de la Méditerranée au cours de la dernière semaine de juillet 2016.
Pis, la traversée a coûté la vie à plus de 3000 personnes, surtout en Méditerranée centrale, soit plus de 50% de plus que l’année dernière pendant la même période, d’après le décompte de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Avec tous ces tas de cadavres d’adultes et surtout d’enfants repêchés ces derniers jours, c’est le spectre du drame de 2015 qui plane sur la méditerranée : parmi tous les morts aux portes de l’Europe, celui que le monde entier n’est toujours pas près d’oublier n’est, en effet, autre qu’Aylan Kurdi, le petit réfugié de la guerre syrienne englouti puis recraché par les fonds marins turcs voilà près d’une année. La photo insoutenable de son frêle corps inerte avait fait, début septembre 2015, le tour du globe, poussant l’Europe à revoir sa position et à «humaniser» son discours envers la problématique des migrants.
Or, en fait d’humanisation, au finish il n’en fut rien. C’était beaucoup plus à une marchandisation de l’humain que cette même Europe avait manifestement recours. Crise, quotas, contingents, fret, centres de tri…, une inflation vocabulaire très dégradante à l’égard des migrants caractérisait, des semaines durant, les propos des officiels occidentaux.
Dans leurs multiples sorties publiques «compassionnelles» consécutives au choc provoqué, à l’échelle planétaire, par la photo du garçonnet kurde, les politiques européens n’hésitaient pas à user d’une terminologie à la limite de la décence à chaque fois qu’étaient déclinés leurs mécanismes de répartition des dizaines de milliers de réfugiés qu’ils devaient accueillir sur leur territoire. Dès lors, il n’était guère surprenant de retrouver l’hypocrisie, de plus en plus folle, comme élément prégnant. L’Europe, lorsqu’elle utilise le mot «crise», c’est pour définir la manière dont il faut agir pour ne pas se faire charrier par la vague, la déferlante, le tsunami, le raz-de-marée, ou encore la submersion migratoire.
Quota ou contingent, terme tantôt marqué positivement, tantôt négativement, est le nombre de réfugiés appelés à être «importés» ou «exportés», autrement dit «échangés» entre les pays de l’UE qui se déclarent preneurs. Centres de tri, ce sont les structures d’hébergement d’urgence destinés à l’inscription et l’identification des migrants d’abord éligibles à la demande puis au droit d’asile, soit la séparation des réfugiés politiques des migrants économiques.
Ainsi pourraient être organisés des convois de raccompagnement rapide aux frontières, confiés à l’organisation paramilitaire Frontex pour ceux qui ne seront pas reconnus comme candidats au statut de réfugiés. Fret, les moyens mobilisables aux fins de l’acheminement de ces migrants de là où ils se trouvent vers leur destination finale : l’un des «eldorados» européens, le pays de transit ou, au pire, le pays d’origine. Mais les questions que d’aucuns ici et ailleurs se posent sont : qu’est-ce qui pouvait être à l’origine de l’inflexion soudaine du discours des politiques de l’UE, quels que soient leurs bords ? Etait-ce réellement la photo terriblement choquante d’Aylan, échoué sur une plage turque qui avait ébranlé la conscience collective ? Autrement dit, cet humanisme de l’Europe serait-il au-dessus de tout soupçon ? Car des drames à ses portes, il y en a eu et en masse : pas moins de 3000 personnes sont mortes englouties dans la Méditerranée en 2015. Ces changements de pied successifs face à la crise migratoire restent donc inexpliqués.
D’autant que le langage au lendemain du naufrage de Lampedusa, survenu le 3 octobre 2013, l’une des pires tragédies migratoires de ces dernières années - 366 morts, majoritairement des femmes et des enfants - et bien après, était tout autre : fermeté et fermeture furent les mots d’ordre décrétés, unanimement, par les puissances occidentales. Mieux, il était question de co-développement, de sanctions, de lutte contre les réseaux internationaux de passeurs, mais aux politiques des quotas, ce fut le niet collectif. Or, à partir de septembre 2015, le ton avait curieusement changé et l’Europe s’était soudainement révélée indulgente, trop même.
Les survivants des détresses en mer deviennent des témoins actifs
L’impact psychologique de la photo d’Aylan y était-il pour quelque chose ? «Le facteur émotionnel important, imagé par la photo du petit Aylan, paralyse les fonctions intellectuelles collectives liés au drame des migrants. Ce qui entraîne une page blanche et vide pendant au moins une quinzaine de jours au niveau du conscient collectif et anesthésie tout effort de réflexion sur les tenants et les aboutissants de ce grand drame. D’ailleurs, le soi-disant grand problème des quotas passe en dernière position à côté de l’émotion liée à la photo qui a fait le tour du monde», psychanalyse le professeur en psychiatrie Mohamed Boudef.
Pour celui qui a présidé la commission d’expertise judiciaire de Chouaïb Oultache, l’assassin présumé de Ali Tounsi, ex-patron de la Sûreté nationale, «il est inadmissible que notre réflexion soit guidée par les plus forts, au lieu de développer un intérêt sur la question en considérant l’ici et le maintenant de toute cette histoire. Ces migrants ne sont pas une génération spontanée ou venue du ciel. Ils quittent leur bercail de toujours, au moins du temps des dernières croisades.
Et qu’est-ce qui s’est passé entre-temps pour qu’ils quittent normalement et lâchement leur terre ?» Aux yeux de l’ex-président du Comité pédagogique national de psychiatrie, l’hypocrisie dont a de tous temps fait preuve l’Europe est à son comble : «La terminologie toujours aussi prégnante dans le discours des Européens puisée dans leurs rapports techniques et méthodologiques de ce dépeuplement massif est claire : quotas, centres de tri, contingents, une vraie marchandise à gérer. Les termes humanisme et humanité sont incompatibles avec le discours de cette Europe qui se pose en terre d’humanisme. Un observateur novice comprendrait que les Européens ne font qu’appliquer des recommandations et des directives venues du gendarme du monde.
Ce qui dénote certaines divergences entre le groupe d’Européens habitués à comprendre et à exécuter ce type de directives et les nouveaux Européens non habitués à ce genre d’exercice.» Et la société civile internationale, qui demeure marquée à jamais non seulement par la photo d’Aylan, mais aussi par les images atroces de l’épave de la tragédie de Lampedusa d’il y a plus de deux ans, pense-t-elle qu’une photo, voire la force de l’image, est en mesure de changer une politique ? La réponse d’Helmut Dietrich était sans équivoque : «Nous ne pensons pas que la photo d’Aylan ait ouvert une brèche dans la forteresse Europe. C’étaient l’énergie, la lutte de dizaines de milliers de réfugiés qui ont fait collapser cette forteresse Europe à son flanc sud-est.
Il est clair qu’avant 2011, prendre un bateau était une action individuelle. Depuis 2011, les réfugiés et migrants ont une détermination différente : les survivants des détresses en mer deviennent des témoins actifs, des accusateurs publics de la politique meurtrière de l’Europe à ses frontières», nous indiquait dans une précédente déclaration le porte-parole de Watch The Med, un réseau transnational d’activistes et de migrants, ancré sur les deux rives de la Méditerranée.
Ce réseau, faut-il le noter, a réussi, en très peu de temps, à se dresser en une véritable vigie sur la Méditerranée en déployant, depuis le 11octobre 2014, Alarm phone, un numéro d’alerte fonctionnant 24h/24, 7 jours/7, en tournus, multilingue, pour faciliter le sauvetage de migrants clandestins en difficulté ou perdus en mer. «AlarmPhone, qui se veut une arme contre la guerre aux migrants, est entrée en opération quelques jours plus tard : fin octobre 2014, des garde-côtes grecs ont saboté le moteur, crevé la coque et abandonné à la dérive un bateau chargé de trente-trois réfugiés syriens.
Et si les garde-frontières turcs ont pu leur porter secours, ce fut bien grâce à l’intervention directe de Watch The Med AlarmPhone qui les a prévenus à temps.» A en croire M. Dietrich, le message que laissait transparaître le discours de Bruxelles, version septembre 2015, est de conjurer la peur de faire face à cette crise et à la détermination des migrants à braver les sas installés à la frontière extérieure de l’Europe, la plus observée et militarisée au monde : «Nous avons construit ensemble des réseaux politiques de SOS l’année dernière (AlarmPhone). Et dès le début du mois de septembre 2015, nous voyons, avec admiration, que les refugiés ont spontanément adopté des actions collectives, sans organisation.
C’est incroyable : des manifestations de milliers de refugiés, seuls ou en famille, qui font le chemin contre les frontières barbelées, contre les polices, vers l’Europe. Manifestations sur l’autoroute, en chemin vers l’Europe, sans peur et avec détermination. Maintenant, ces actions collectives commencent aussi au Nord de l’Allemagne vers la Suède. Le système de la forteresse Europe ne pouvait plus répondre à cette énergie des réfugiés». Partant, poursuit notre interlocuteur, les gouvernements avaient accepté temporairement l’arrivée de réfugiés. Très juste et opportun, s’est révélé le terme «temporairement».
Car, depuis fin 2015, le discours européen n’est plus le même. Pour preuve, Berlin, celle-là même qui avait ouvert le «boulevard Europe» aux réfugiés, s’était engagée à «réduire de manière perceptible le flot de réfugiés en agissant au niveau européen et à accélérer les procédures d’expulsion des déboutés du droit d’asile». Et les nouveaux plans européens d’armement et de blocage à la frontière n’ont pas tardé à se mettre en place.
Comme l’explique le porte-parole de Watch The Med AlarmPhone : «Vu que les pays nord-africains n’acceptent pas les camps extraterritoriaux d’Europe, cette dernière a opté pour le lancement de l’action militaire (EunavFor-Med) et la construction des futurs camps gigantesques à Piraeus (Grèce) et Catania (Sicile, Italie) où est déjà stationné Frontex, et peut-être à la frontière Hongrie-Serbie»… «Peut-on parler de futurs camps de concentration ?» s’interroge M. Dietrich avant de conclure : «De toute façon, WatchTheMed et AlarmPhone sont heureux d’ouvrir des chemins sûrs pour les réfugiés et migrants, de contribuer à ces luttes.
Nous disons : Ferrys not Frontex !» Et les Algériens, comment perçoivent-ils la «générosité» qui n’avait jamais paru avec tant d’éclat avant de s’estomper de certains officiels européens à l’égard des migrants ? «La mort, dans des conditions horribles, du petit Aylan avait été honteusement utilisée. Il s’agissait, vraisemblablement, d’une mise en scène pour faire vibrer la corde sensible de la communauté internationale via le canal communicationnel.
Et les Européens excellent dans l’art de la communication. Il fallait un événement-choc, mettre au point un scénario pour permettre au rempart anti-migrants de se déconstruire pour se reconstruire une nouvelle fois. Mais les véritables motivations sont tout sauf de nature humanitaire. Avant de faire machine arrière, l’Europe aspirait se refaire une virginité à travers son plaidoyer en faveur du droit d’asile», estime, pour sa part, l’avocate, Me Yamouna Merabti, qui est également présidente de l’Association des droits de l’enfant (Aden).
Autant dire que les points de vue convergent tous vers la même conclusion : «La politique européenne à l’égard des migrations est en partie responsable de toutes les tragédies migratoires, celles survenues en 2015, avant et après. Si Aylan a pu être identifié, plusieurs milliers d’enfants, hommes et femmes, morts ou disparus en mer, restent malheureusement des cadavres sans noms», comme le résume si bien Mounira Haddad, présidente de l’association AFAD et ardente militante pour la défense de la cause des migrants, demandeurs d’asile et des réfugiés.
08.08.16, Naima Benouaret
Source : elwatan.com