Pour de nombreux jeunes Arabes et Noirs, pas besoin de commettre une infraction pour avoir affaire à la police. Récit d’une journée de discriminations.
Une sale habitude. Les gyrophares éclairent la ville, et des Arabes et Noirs écartent les bras devant les forces de l’ordre et la foule : coupables malgré eux. Aujourd’hui, en France, une partie de la jeunesse est victime des contrôles au faciès. Les filles, elles, passent entre les gouttes. La police a un faible pour le jeune fils d’immigré qui respire de l’autre côté du périph. Le danger, c’est lui. Et l’arrivée de la gauche au pouvoir n’a rien changé. Pourtant, en 2012, c’était l’une des mesures du candidat Hollande. Il avait écrit : «Je lutterai contre le délit de faciès dans les contrôles d’identité par une procédure respectueuse des citoyens, et contre toute discrimination à l’embauche et au logement. Je combattrai en permanence le racisme et l’antisémitisme.» Depuis, l’Etat a été condamné pour «faute lourde» pour des contrôles d’identité au faciès par la police. L’instauration d’un récépissé pour lutter contre ce phénomène a été balayée à plusieurs reprises et, en février, Mediapart s’est procuré le mémo d’un agent judiciaire de l’Etat qui explique, en substance, qu’il est normal de contrôler des Noirs et des Arabes quand on cherche des infractions à la loi commises par des étrangers… Et les derniers attentats n’ont rien arrangé. Pour illustrer cette triste réalité, voici différents témoignages, regroupés en une journée type de contrôles en série.
07h25
Le jour se lève sur Fontenay-sous-Bois, petite ville du Val-de-Marne et voisine du bois de Vincennes. Akim grimpe, comme tous les matins de la semaine, à bord du RER A : la ligne est réputée pour ses galères. Le wagon est bondé. Pas le choix. Akim, 21 ans, étudie à la fac de Créteil. Son objectif : devenir prof de sport. Coincé au fond du wagon, l’étudiant est ailleurs. Il écoute de la soul et se perd dans ses pensées : son amoureuse trotte dans sa tête. Il descend à l’arrêt Saint-Maur-Créteil et se faufile entre les âmes qui se bousculent, sans un regard. Il passe le tourniquet et croise l’ombre d’un policier, posté à la sortie de la gare. L’agent demande à Akim de se mettre sur le côté.
C’est la troisième fois en moins de deux ans qu’il se fait contrôler dans cette gare. Akim connaît le rituel. Il sort ses papiers, sans un mot. La foule passe et l’observe. L’étudiant évite le regard des autres. La gêne, sûrement. Le policier se met un peu à l’écart avec le passeport (français) d’Akim. Les minutes passent : il revient et demande à l’étudiant d’ouvrir son sac et de vider ses poches. Parfois, Akim refuse. Mais, ce matin, il n’a pas la force et surtout pas le temps. Il doit être dans vingt minutes à l’autre bout de la ville et en tenue de sport pour son cours de judo. Le policier lui rend ses papiers. L’étudiant, en colère, serre la mâchoire et se dirige en vitesse vers l’arrêt de bus. Ce matin, il arrivera en retard à son cours. Ça sera la troisième fois en moins de deux ans.
13h11
Malik, 20 ans, quitte Gennevilliers (Hauts-de-Seine) le temps d’un après-midi. Il prend le métro et rejoint des potes au cœur de Paris, à Châtelet, pour une séance de cinéma. Le film la Vache est au programme. Il arrive en avance et gambade dans les boutiques du centre commercial sous le regard attentif des vigiles. Il jette un œil à sa montre. Julien et Hassan ne devraient pas tarder. Malik sort du centre commercial et se grille une clope à l’endroit du rendez-vous. Trois agents qui se baladent à pied dans le quartier s’arrêtent à sa hauteur. Contrôle d’identité. Malik sort sa carte d’identité, tranquille : ce n’est ni la première ni la dernière fois. Le plus bavard des policiers fait dans l’humour. «Tu as quitté ton quartier pour venir en France aujourd’hui ?» Malik ne répond pas et tire sur sa clope. «Qu’est-ce que tu viens foutre ici ?» Toujours pas de réponse. «Quand t’es dans ton quartier tu fais le malin avec mes collègues mais ici tu fermes ta gueule, t’as peur et t’es seul sans tes potes.» Puis il rend à Malik ses papiers. Dégoûté, le jeune homme guette les policiers s’éloigner, écrase sa clope et grimpe dans le métro. Retour express à Gennevilliers.
16h22
Ibrahima, 19 ans, a rangé son cartable après une petite journée au lycée et traîne au quartier, tranquille. Le soleil tape sur Argenteuil (Val-d’Oise). Il fouille dans ses poches, sort une pièce et se dirige à l’épicerie du coin. L’heure de la canette fraîche. Ibrahima sort de l’épicerie et tombe sur une patrouille. Pas le temps d’apprécier le soda : contrôle d’identité. Le lycéen n’a pas ses papiers sur lui. «Logique», selon lui. Il vit à moins de cent mètres et ne prend jamais ses papiers lorsqu’il reste dans le quartier. La patrouille voit les choses d’un autre œil. Un agent,«le plus grand en taille», multiplie les questions. Puis il le fouille. Ibrahima a les deux mains contre le mur sous le regard des voisins. Les minutes défilent, les questions aussi : «Tu as du shit ?», «pourquoi tu n’es pas à l’école ?», «tu habites où ?»… Ibrahima répond et perd patience. «J’habite à côté, donc soit je rentre chez moi et je reviens avec mes papiers, soit vous arrêtez avec vos questions.» Le ton monte. La suite ? Les menottes. Direction le poste de police pour une «vérification d’identité». Il est 20 h 30 : Ibrahima sort du commissariat avec la tête des mauvais jours et une canette chaude dans la poche. Il prend son portable et appelle sa mère. La gorge nouée, il lui dit : «Une journée gâchée, mais qu’est-ce que tu veux que je fasse ?»
20h40
Abdoulaye a rendez-vous près de la place de la Nation avec Clément, un pote de Toulouse qui passe le week-end dans les parages. Il est, comme toujours, en retard. Abdoulaye, 26 ans, monte dans sa Golf noire et quitte son quartier, à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Pas le temps d’allumer sa radio. Les gyrophares illuminent le décor et la brigade anticriminalité lui barre la route. Tranquille, Abdoulaye coupe le contact. Deux policiers sortent de la voiture et le braquent avec leur arme. Abdoulaye est effrayé. Il lève les mains. Un policier ouvre la portière, extirpe Abdoulaye avec force du véhicule, le plaque au sol et lui enfile les menottes. Sa tête embrasse le bitume. L’agent, en civil, demande à plusieurs reprises et d’une voix forte : «La voiture, tu l’as volée où ?»Abdoulaye, informaticien, a acheté sa Golf l’an dernier après plusieurs mois d’économie. Le second agent vide le coffre, la boîte à gants et fouille sous les sièges. Il revient avec les papiers du véhicule et le permis de conduire d’Abdoulaye. La patrouille le laisse face contre sol et vérifie les papiers. Abdoulaye tremble. Il se fait souvent contrôler, mais jamais de cette manière. Il ne comprend pas ce qu’il lui arrive. Sur la route, les voitures passent au ralenti : la foule est curieuse. Un policier revient vers Abdoulaye et lui retire les menottes. Le jeune homme se lève, il secoue ses vêtements trempés par le bitume humide. Un agent lui rend ses papiers et lui souhaite une bonne soirée. Abdoulaye, sous le choc, a enfin le droit à la parole. Il pose une question. «Pourquoi tout ça ?» Le policier répond froidement : «J’ai des gosses et je ne prends aucun risque avec des gens comme vous.»
23H02
Sabri et Mounir sortent du vestiaire après l’entraînement de foot, dans un patelin des Yvelines. L’appétit grandit. Sabri, 21 ans, gare sa petite Clio 1 sur le parking d’un McDo. Mounir, 23 ans, descend. Il revient avec les menus. La police passe, les torches s’allument : c’est l’heure du contrôle. L’un d’eux glisse une remarque très limite sur la couleur de peau et sur les noms venus d’ailleurs qu’il lit sur les papiers d’identité. Il répond qu’il n’aime pas les cons lorsque Mounir demande pourquoi ses collègues et lui s’embêtent à contrôler deux types qui mangent un sandwich et des frites sur le parking d’un McDo. Ils font rentrer un chien pour renifler la voiture, puis fouillent la Clio comme s’ils cherchaient un cadavre. La police fait durer le contrôle d’identité, jusqu’à le transformer en contrôle technique. Tout y passe. Sabri se marre : «Ce n’est plus la police nationale, c’est Midas.» Les jeunes hommes baissent la tête parce que les autres clients les regardent. Parmi eux, des gosses et des voisins qu’ils croisent parfois et pour qui le contrôle d’identité est forcément la conséquence d’une connerie. Qui en parleront autour d’eux. «Hier soir, j’ai vu le fils d’untel avec celui d’untel. La police les fouillait.» Palpation des couilles, mains sur la voiture, clés et petite monnaie sur le capot. Questions bizarres sur le quartier d’origine, qui n’est pourtant pas le plus difficile du coin. Sur les études supérieures. Sabri et Mounir relativisent. Car, dans leur tête, mieux vaut être dévisagé par des voisins plutôt que par ses propres parents à la fenêtre de l’immeuble. C’est déjà arrivé à Sabri, une fois. «La honte.» Il est rentré à la maison comme un coupable. Pourtant, ce n’était qu’un contrôle de routine.
17 août 2016, Rachid Laïreche
Source : Libération