Arrêtés anti-burkini, femmes voilées verbalisées... L'été, en France, a été rythmé par d'incessantes polémiques. La France a-t-elle un problème avec l'islam et les musulmans ? "La laïcité, comme autrefois le patriotisme, s’avère, de nos jours, l’ultime refuge de l’infâme", écrit Shlomo Sand, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Tel-Aviv.
Pendant des années, le phénomène de la judéophobie en France m’a intrigué. Si j’ai très tôt compris que la France n’a jamais été fasciste ni nazie, il m’était néanmoins difficile d’admettre le fait qu’une culture aussi centrale dans l’ère des Lumières, et qui a donné naissance à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ait pu, en même temps nourrir une si profonde hostilité à l’égard du juif :
"Si on voulait mesurer la force de l’antisémitisme dans un pays à la quantité d’encre répandue à propos des Juifs, c’est sans doute à la France que reviendrait la place, à la fin du XIXe siècle", écrivait, dans les années 1950, l’historien Léon Poliakov.
En France, une judéophobie durable
Pourquoi, en France précisément, la judéophobie a-t-elle revêtu un aspect si profondément durable ?
D’aucuns ont tenté de fournir une réponse en faisant porter la culpabilité sur l’intégrisme catholique : les catholiques ont longtemps entretenu une inimitié à l’encontre des descendants des meurtriers du fils de Dieu, immigrés d’Orient, et qui persistaient obstinément à souiller l’intégrité chrétienne de l’Europe.
Dans ce cas, pourquoi la judéophobie est-elle demeurée marginale en Italie, pays de la papauté et patrie du catholicisme ? Et comment se fait-il qu’en Espagne, pays de l’inquisition catholique, la haine des juifs ait connu une dépolitisation aux XIXe et XXe siècles ?
Fourier, l’utopiste, ne s’exprime pas comme croyant catholique quand il écrit : "La nation juive n’est pas civilisée, elle est patriarcale…et croyant toute fourberie louable, quand il s’agit de tromper ceux qui ne pratiquent pas sa religion."
Lorsque l’historien Jules Michelet rédige son fameux ouvrage "Le Peuple", il prend soin de souligner : "Les Juifs, quoi qu’on en dise, ont une patrie, la bourse de Londres ; ils agissent partout, mais leur racine est au pays de l’or". Il s’exprime alors en tant que patriote laïque par excellence. Quand, en 1847, l’anarchiste Proudhon écrit dans son journal : "Le juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l’exterminer", il ne cesse pas, pour autant, de vomir les curés.
Et c’est en tant que démocrate convaincu que Maurice Barrès déclare, en 1902 : "Assimilés aux Français d’origine par la Révolution française, les juifs ont conservé leurs caractères distinctifs et, de persécutés qu’ils étaient autrefois, ils sont devenus dominateurs."
La crainte de l’autre a marqué l’édification de la nation française
Lorsque Céline proclamait dans les années 1930 "Je préférerais douze Hitler plutôt qu’un Blum omnipotent", il n’était nullement chrétien, mais bien un français laïque. Quand, se référant à l’occupant allemand, Drieu La Rochelle écrit en 1941 "Quatre millions d’étrangers en France, dont un million de juifs, m’ont donné, bien avant vous, les affres de l’occupation", il pose encore au républicain rigide.
Certes, à partir d’une certaine phase, l’incitation antijuive a été assumée et amplifiée par l’Action française, mais il serait erroné de penser que le rapport aux juifs a constitué la ligne de fracture entre monarchistes et républicains, entre conservateurs catholiques et partisans laïques des Lumières, entre droite et gauche. C’est pourquoi, notamment, se retrouveront sur les bancs du régime antisémite de Vichy, aux côtés de gens de l’Action française, aussi bien des radicaux qu’un nombre non négligeable de socialistes.
Si le christianisme est, certes, apparu comme l’aïeul historique de la judéophobie moderne, le nationalisme jacobin peut être vu comme son parent légal. Il s’agit, certes, d’un nationalisme inclusif, contrairement à ceux de l’Allemagne et de l’Europe de l’Est, mais qui était d’emblée porteur d’un tempérament problématique : ainsi l’intolérance, la crainte de l’autre "différent" et des particularismes, ont-ils marqué l’édification de la nation française.
Au tout début, les protestants et les anglais ont été perçus comme les ennemis de la grande nation ; et, par la suite, il a fallu mettre au pas les irrédentistes bretons, occitans et provençaux. La République, une et indivisible, dont la capitale constitue le centre, a soumis les provinces, les dialectes, et toutes les identités collectives pré-nationales.
Une alliance entre jacobins et le conservatisme traditionnel
La nation est aussi venue à bout de l’enfermement juif multiséculaire. Les juifs sont devenus des citoyens loyaux et disciplinés, tout en souhaitant, pour certains d’entre eux, demeurer un peu "israélites" ; une telle particularité ancestrale n’allait pas disparaître en une ou deux générations, même si les spécificités, y compris parmi les juifs laïcisés, n’ont jamais été univoques.
De plus, les vagues croissantes d’immigration du peuple yiddish, en provenance d’Europe orientale, ont nourri un nouveau particularisme, de caractère différent. Cette immigration durable a eu pour effet de différer l’intégration "normale", et "l’autre" différent a continué de se rendre visible par mille signes quotidiens, face au rouleau compresseur culturel républicain.
La haine de "l’autre" juif, viscéralement ancrée dans la conception française, collective et anti-pluraliste, de la nationalité n’a pris fin qu’après la terrible tragédie. L’antisémitisme, devenu illégitime depuis les années 1950, n’a pas disparu complètement du discours courant mais il a connu une délégitimation au sein des centres du pouvoir politique et médiatique.
Les crises économiques et sociales, à la fin du XXe siècle, tout comme le déclin de la position de la France dans le monde, ont cependant contribué à créer un malaise croissant vis-à-vis d’une nouvelle menace : la présence gênante et perturbante de "l’autre" musulman. Le fait que les immigrés aient conservé une culture différente a exaspéré les nouveaux jacobins, dont nombre d’entre eux étaient, hier encore, des maoïstes frénétiques. Une alliance s’est nouée entre ces derniers et le conservatisme traditionnel.
Maintenant, c’est le Coran qui est coupable
On préfère que des jeunes filles musulmanes, coiffées d’un foulard, ne viennent pas étudier Voltaire et Rousseau à l’école républicaine ; et tant pis si elles se retrouvent dans des écoles privées financées par l’Arabie Saoudite amie !
Pourquoi, diable, des femmes musulmanes préfèrent-elles porter un voile comme nos grands-mères, plutôt que de chausser de hauts-talons comme les femmes libérées ? Mieux vaut que des femmes françaises musulmanes ne profitent pas de la plage estivale, aux côtés de républicaines aux seins nus ! Mieux vaut qu’elles restent cloîtrées dans leur petit appartement !
En s’employant, autant que possible, à aliéner la communauté musulmane, on n’a de cesse de faire apparaître ses marginaux comme des fous meurtriers. Le fait qu’il y ait un large fossé entre ces croyants "zombies" et l’islam, tout comme celui qui existait hier entre les phalangistes libanais et le christianisme, ou encore, aujourd’hui, dans les territoires palestiniens occupés, entre les colons meurtriers et la religion juive, n’y change rien. Jadis, le Talmud était un livre impur, maintenant, c’est le Coran qui est coupable.
En fin de compte, nombre de républicains laïques français d’aujourd’hui se révèlent porteurs d’une mentalité religieuse. La laïcité, comme autrefois le patriotisme, s’avère, de nos jours, l’ultime refuge de l’infâme.
24-08-2016, Shlomo Sand
Source : nouvelobs.com