De la proposition d'un non-musulman, Jean-Pierre Chevènement, à la tête de la Fondation pour l'islam de France jusqu'à l'interdiction du port du burkini, les débats dérivent, à droite comme à gauche, vers de faux combats, faisant de la France la risée de la presse étrangère.
A la suite de l’odieux assassinat du père Hamel le 26 juillet 2016 par deux «soldats» de Daech, l’exécutif, redoutant de possibles échauffourées «interreligieuses», a mis la réforme de l’islam de France au centre des débats. Reste que dans un pays laïque comme le nôtre, l’Etat ne peut qu’accompagner les changements utiles : transparence du financement des mosquées, formation et rétribution du personnel du culte, etc. Seules les initiatives venant des intéressés ont quelque chance d’aboutir. L’Etat peut les stimuler, pas les dicter.
Le piège néocolonial est bien là. Le Premier ministre a aussitôt proposé la réactivation d’une Fondation des œuvres de l’islam de France (FOIF) créée en 2005 pour garantir un financement au Conseil français du culte musulman (CFCM), né, lui, en 2003. La rivalité entre les fédérations qui composent ce dernier, elles-mêmes dépendantes des pays dits d’origine, avait jusqu’ici contrarié sa bonne marche.
Et pour mettre la pression sur les musulmans, une pétition «Nous, Français et musulmans, sommes prêts à assumer nos responsabilités», rassemblant les signatures de notabilités musulmanes, probablement commanditée par l’exécutif, fut publiée dans le Journal du dimanche du 31 juillet 2016 juste au-dessous de la tribune où Manuel Valls exprimait ses vues sur l’avenir de l’islam français et sur cette Fondation.
Vers une mise sous tutelle ?
Pour la présider, un nom fut lancé, celui de Jean-Pierre Chevènement. Dès le 15 août, celui-ci descendait dans l’arène médiatique pour recommander aux musulmans de France de faire preuve de «discrétion». Or la «discrétion», c’est exactement ce que le pacte inégalitaire de la dhimma – qui géra pendant des siècles, en terre d’islam, les relations entre musulmans et minoritaires non musulmans, à savoir chrétiens et juifs, sujets de seconde zone – exigeait de ces derniers. Est-ce donc cela qu’on entend désormais demander aux musulmans en France ?
Ce qui pouvait se concevoir dans des Etats islamiques non démocratiques ne peut évidemment avoir cours dans un pays comme le nôtre. La France est encore une République et une démocratie. Chacun y est d’abord, fût-il musulman, un individu et un citoyen bénéficiant de tous ses droits et astreint aux mêmes devoirs que les autres. Nul ne nie les grandes qualités de J.-P. Chevènement.
L’effet, auprès des musulmans eux-mêmes, d’une telle proposition de nomination ne pouvait cependant qu’être des plus ambigus. En projetant de placer à la tête de cette Fondation un non-musulman, qui plus est ancien ministre de l’Intérieur, ne laissait-on pas entendre que la seule intention de l’Etat était une simple mise sous tutelle des Français musulmans ? Un concordat qui ne dit pas son nom ? Même Napoléon, organisant de force le judaïsme français dans le cadre des consistoires, en 1808-1809, n’avait pas osé placer un non-juif à la tête du Consistoire central.
La crise des burkinis
Dernier exemple d’emballement : la crise des burkinis. En plein mois d’août, maires de droite comme de gauche se sont soudain lancés dans une course effrénée. Tout commence par l’annulation d’une «journée burkini» organisée à Pennes-Mirabeau par une association dans un parc aquatique privatisé pour l’occasion. Cannes interdit bientôt sur ses plages cette tenue de bain couvrant intégralement le corps de certaines baigneuses. Le mouvement s’étend rapidement à plus d’une vingtaine de communes.
On invoque le risque de trouble à l’ordre public, l’hygiène, l’égalité hommes-femmes, notre modèle laïc, la lutte contre Daech. Le burkini en devient, aux yeux du Premier ministre, «la traduction d’un projet politique, de contre-société», une «provocation» face à laquelle la République doit se défendre !
Un message ambigu
Rien dans notre droit n’interdit pourtant le port du burkini, ni n’impose aux citoyens quelque devoir de neutralité religieuse. C’est à l’Etat et à lui seul que la loi de 1905 l’impose. Par ailleurs, le port du burkini lui-même délivre un message ambigu, en ce qu’il est un compromis entre le respect des codes vestimentaires d’une tradition religieuse et la modernité que représente la baignade des femmes en public. De la même façon que le port conjugué par certaines jeunes femmes d’un voile et un jean slim. Ces accommodements ne sont pas de nature à plaire aux salafistes. Ils sont au contraire le signe de l’intégration pour ces femmes qui, tout en respectant certaines des prescriptions de leur religion, vivent bien dans la cité comme toutes les citoyennes, alors que l’islam rigoriste, lui, voudrait les séparer radicalement de la société des «mécréants».
Ainsi avons-nous atteint le degré zéro de la politique. Droite et gauche sortent ex-aequo de cette redoutable compétition. Nous savions que nous étions «en guerre». Pas contre la destruction de notre planète et l’épuisement de ses ressources. Pas contre les inégalités sociales et la misère du chômage. Ces guerres-là peuvent bien attendre. C’est une autre «guerre» qui exige une mobilisation immédiate et énergique.
Nous tenons enfin notre cinquième colonne. Elle rôde, bien visible, sur nos plages. L’assaut lancé contre ces quelques nageuses un peu couvertes se pare en outre des motifs les plus «purs». L’émancipation des femmes ! Qui savait jusque-là nos maires et les membres de notre exécutif à ce point féministes ? Il est vrai qu’ils ne le sont que lorsqu’il s’agit des musulmanes. Personne ne s’était ainsi avisé que les juives pieuses se baignent, elles aussi, dans des tenues pudiques du même genre.
De l’instrumentalisation de la colère
Le vrai problème est que les femmes en voile ou en burkini donnent une visibilité, perçue comme agressive en cette période de tension, à la présence musulmane en France, longtemps invisible. Défendre ce qui n’est rien d’autre qu’une liberté individuelle ne vaut pas nécessairement approbation sans réserve de ce type d’accoutrement et de ses différentes conjugaisons.
Reste que plus on interdira et/ou plus on stigmatisera ces tenues, plus on contribuera à leur conférer, par réaction, la valeur d’un symbole identitaire. Nul ne saurait s’étonner après cela que la France soit devenue la risée de la presse étrangère. Si ridicule qu’elle soit en effet, pareille fièvre ne laisse pourtant pas d’être inquiétante. Pour bien des politiques, de quelque bord qu’ils soient, la tentation est décidément forte d’instrumentaliser la colère de certains et les peurs du plus grand nombre dans le but purement tactique d’arracher quelques voix au FN lors des prochains scrutins, en ne lui abandonnant pas l’apanage de la laïcité identitaire.
24 août 2016, Esther Benbassa,
Source : Libération