Mois après mois, les 200.000 Maliens vivant en France reversent une partie de leur salaire à leurs proches, restés au pays. Une aide qui permet de nourrir la famille élargie et qui s'avère indispensable pour financer les infrastructures dans leur village d'origine.
D'un geste de la main, Toudo Traoré, soixante et onze ans, a demandé à son fils de lui apporter sa sacoche rouge, celle à l'intérieur de laquelle il conserve comme un trésor ses livres de comptes. Le fiston s'est dépêché d'apporter à son vieux père le sac rangé dans un placard de l'appartement. Un logement social occupant le deuxième étage décrépit d'une cité de Montreuil (Seine-Saint-Denis). Assis sur son canapé, Toudo Traoré, vêtu d'un ample boubou blanc, ouvre le cahier d'écolier qui lui sert de registre. A l'intérieur, des colonnes, des dates et des noms de famille s'alignent sur des pages et des pages... Face à chaque patronyme, le vieux monsieur a inscrit, au stylo bleu, une somme d'argent. Toujours la même : « 50 euros ». « C'est le montant que chaque personne de notre communauté en France doit payer chaque année », dit-il. Parfois, face à un nom, une ligne est demeurée blanche. « La personne n'a pas pu payer cette année-là. Elle paiera la suivante. »
Les noms, tracés dans le livre de comptabilité, sont ceux des quelque 400 immigrés maliens originaires des environs du village de Kirané, au Mali. Là d'où vient Toudo Traoré. Kirané est le chef-lieu d'un arrondissement isolé, proche de la frontière mauritanienne, où vivent plus de 30.000 personnes. Les 400 hommes qui travaillent en France comme cuistot, ouvrier, chauffeur de taxi, agent d'entretien... sont le poumon économique de la commune.
Mis bout à bout, leurs 50 euros de cotisation représentent près de 20.000 euros annuels. Une sacrée « caisse », comme les Maliens appellent ces fonds destinés au village d'origine. Grâce à sa « caisse », la diaspora de Kirané a construit, en 2011, un centre hospitalier pour 60.000 euros et un bloc opératoire pour 45.000 euros. Pour immortaliser l'événement, la cérémonie d'inauguration a été filmée. Toudo Traoré en garde précieusement les DVD dans le meuble télé de son appartement de Montreuil. Sur les boîtiers des DVD, il est écrit, avec une petite faute d'orthographe : « Innauguiration du bloc opératoire et du centre d'accueil ».
En 2014, un château d'eau a été érigé pour alimenter le chef-lieu et deux autres villages. La diaspora en a payé 5.000 euros. La « caisse » finance aussi le rapatriement des corps de ceux qui sont décédés en France. Pour un défunt, « il faut compter entre 4.000 et 5.000 euros », détaille Toudo Traoré. Comme pour un simple bagage, les compagnies aériennes facturent au poids les dépouilles mortuaires. Des associations villageoises maliennes comme celle de Kirané, il en existe plusieurs centaines en France. Souvent domiciliées dans les foyers de travailleurs ou les zones urbaines sensibles (ZUS).
Une immigration économique essentielle
Depuis le début des années 1960, chacune a développé, dans son coin, les infrastructures du village dont elle était l'émanation, à coups de routes neuves, d'hôpitaux, de châteaux d'eau, de puits, d'écoles et de projets d'électrification... Une mondialisation par le bas, moins visible que les accords signés d'Etat à Etat sous les ors des ministères, mais bien plus cruciale. Une immigration économique essentielle pour le développement du Mali comme pour une bonne partie des pays du Sud. Selon la Banque mondiale, l'argent de la diaspora malienne installée en France a représenté 135 millions de dollars en 2014.
« Ce sont les Maliens de la diaspora qui ont construit le Mali. » Hamedy Diarra est un homme élégant à costume clair. Il préside le Haut Conseil des Maliens de France (HCMF), l'instance représentative des quelque 200.000 Maliens vivant dans l'Hexagone.
On le retrouve à l'heure du déjeuner dans une brasserie d'Aubervilliers qui transpire le café et la bière. BFM ronronne dans un coin de la salle.« 70 % des Maliens qui vivent en France sont originaires de la région de Kayes, la grande ville de l'ouest du pays », précise-t-il. La région, rurale et excentrée, n'a jamais eu les faveurs de l'ancien colonisateur français ni de l'Etat malien, qui la jugeaient peu stratégique. A partir de l'indépendance en 1960, les hommes ont commencé à partir en France. La grande sécheresse de 1968 a accéléré le mouvement. Les « blédards » qui cultivaient le mil, le sorgho et le maïs sont devenus manoeuvres chez Peugeot, Renault et Citroën. Puis, quand l'industrie automobile s'est cassé la binette, ils se sont reconvertis petites mains dans le BTP, la restauration et les sociétés d'entretien. Les vagues d'immigration n'ont jamais cessé depuis. « Aujourd'hui, presque toutes les familles comptent quelqu'un parti travailler à l'étranger »,dit Hamedy Diarra. Jamais pour faire fortune cependant. « 80 % sont des smicards. »
Selon lui, de 40 à 70 % du salaire mensuel d'un immigré est envoyé à la famille restée au pays, soit, pour une personne touchant le SMIC (1.135 euros net), 440 à 770 euros expédiés au bled tous les mois. « Le reste de l'argent sert à payer le logement et la nourriture en France. »
L'argent gagné en France permet de nourrir la famille élargie : les frères, les parents, l'épouse, les enfants, les nièces et les neveux... Une somme importante permet de négocier des tarifs avantageux avec les grossistes et les transporteurs. « On peut ainsi avoir le kilo de riz au même prix que ce soit dans les villages reculés ou dans les grandes villes comme Kayes ou Bamako », explique Hamedy Diarra. Toudo Traoré a récemment acheté « une tonne de riz de bonne qualité pour 320 euros ».
L'argent de la migration permet aussi d'acheter un terrain, de faire rénover la maison familiale ou d'en construire une nouvelle au village. Une baraque en dur, avec fondations, fers à béton et murs en ciment. La construction peut prendre plus de dix ans. Ces vastes demeures, où peuvent loger plusieurs dizaines de personnes, sont « la contrepartie d'une vie de labeur », juge la photographe Anissa Michalon, auteur de « Natifs de Bada », récit d'une immigration malienne (éditions Centre d'Art Le Point du Jour, 2014), qui s'est rendue plusieurs fois au Mali, entre 2005 et 2010, pour documenter son travail sur la diaspora malienne. Les migrants qui s'en sortent le mieux font même bâtir une seconde maison à Bamako, la capitale, dans les quartiers résidentiels de Kalaban Koura ou de Sébénikoro. Un signe de prestige social. Les clichés pris par Anissa Michalon montrent d'imposantes bâtisses aux allures de châteaux forts avec toits terrasses, balustrades et petites colonnes.
La génération de Franco-Maliens prend la relève
Pour expédier l'argent au pays, la Western Union est peu utilisée. Les petits villages ne comptent pas d'agences et il faudrait payer le bus pour se rendre à Kayes pour retirer les sous. Non, les migrants ont mis en place un système de transfert informel qu'ils appellent « le fax » reposant sur la confiance inconditionnelle des acteurs entre eux. D'autres prennent le risque de revenir au Mali en transportant sur eux d'importantes sommes en liquide. Plusieurs se sont fait dépouiller sur la route.
A l'ombre des banlieues françaises, une génération de Franco-Maliens est en train de prendre la relève. Un pied dans les cités, l'autre au bled. A l'instar des Franco-Sénégalais, Franco-Ivoiriens, Franco-Congolais, Franco-Guinéens..., ces enfants d'immigrés ont développé une double culture qui rebat, aujourd'hui, les cartes de l'aide économique à destination du pays de leurs parents. En parallèle des caisses villageoises, une flopée d'entrepreneurs de la seconde génération, la « 2G » comme ils s'appellent parfois, a vu le jour. En 2014, l'incubateur, Incub'Mali, lancé par Jimmy Berthé, un Franco-Malien, a été créé à Bamako pour aider les entreprises voulant s'établir au Mali à s'y retrouver dans le marigot politico-administratif du pays. Diadié Soumaré, originaire de Villiers-le-Bel (Val-d'Oise), a ouvert Apple Store Bamako (ASB), le premier fournisseur de produits Apple en Afrique de l'Ouest. Fatoumata Sidibé, originaire de Tremblay-en-France (Seine-Saint-Denis), a inauguré E-market Africa, une entreprise en ligne qui facilite l'achat de nourriture traditionnelle pour la diaspora et la famille restée au pays. Singalé Soumaré, un Malien qui a longtemps vécu en France, a créé Le Grenier du Paysan, une entreprise spécialisée dans la transformation et la vente de céréales en France et au Mali. L'entreprise Ricochet International, elle, commercialise des machines agricoles et de l'équipement de BTP entre autres choses.
Derrière ces entreprises revient la même idée : aider le pays de leurs parents tout en évitant les galères financières que ces derniers ont connues. « Nous les avons trop vus se sacrifier et envoyer de l'argent au pays dès qu'il y avait un besoin », dit Aminata Konaté, qui a lancé en 2002 la Fédération deuxième génération, qui regroupe les projets des jeunes nés en France de parents maliens. « Ca arrivait régulièrement qu'on les appelle du village plusieurs fois dans le mois parce qu'il fallait encore acheter du riz ou réparer une maison. » Elle poursuit :« Ce mode de fonctionnement, ce n'est pas envisageable pour nous, ceux de la deuxième génération. On est très français de ce côté-là, on a un budget au mois, des emprunts... Il faut faire attention. » Elle sourit :« C'est l'histoire de notre double culture. »
Cette aide économique « nouvelle génération » semble avoir aussi des répercussions inattendues dans... les quartiers populaires français. Loin de siphonner la richesse hexagonale comme le claironne l'extrême droite, elle aurait plutôt tendance à dynamiser les quartiers en difficulté.
L'association GRDR l'a souligné dans un rapport publié en janvier 2016 sur « l'engagement associatif des jeunes, descendants d'immigrés d'origine subsaharienne ». D'après le document, les actions associatives vers les pays africains permettraient « la construction identitaire » des jeunes issus de l'immigration en « contribuant à leur insertion sociale et économique et à la mise en oeuvre de pratiques citoyennes actives ». Bref, que du bon. Aminata Konaté le confirme. Elle a, elle-même, créé dans le quartier populaire du Morillon, à Montreuil, un salon de coiffure social mêlant petits tarifs et séances de coaching pour savoir comment se présenter lors d'un entretien d'embauche. Tout comme Madioula Aïdara, autre Franco-Malienne, conseillère principale d'éducation dans un collège d'Aubervilliers, qui a organisé en 2013 la collecte d'une tonne de nourriture dans les collèges et lycées de la ville pour qu'elle soit expédiée aux réfugiés ayant fui la guerre au nord du Mali. Le genre d'initiative qui devrait se multiplier dans les années à venir.
06/09 à 06:00 , Arthur Frayer-Laleix
Source : lesechos.fr