Erigée au nom de la souveraineté nationale, la séparation physique entre les migrants et le port de la ville française est une première en Europe depuis le mur de Berlin. Signe de la fin de toute politique de la bienveillance.
Pulsion de mur à Calais
La politique consiste parfois à faire avec, et c’est tant mieux. Elle consiste souvent à faire sans, et le pire peut être craint. Effacer plutôt que créer est le signe d’une grande tristesse, de la diminution des puissances d’être plutôt que de leur augmentation. A Calais, depuis mercredi, un mur de 4 mètres de haut est en cours de construction, sur une longueur d’un kilomètre, prolongeant les clôtures grillagées existant de chaque côté de la rocade menant au port de Calais. La construction ira bon train puisque la préfecture du Pas-de-Calais indique qu’il sera fini à la fin du mois de décembre. Les bétonneuses sont déjà à l’œuvre, sous la surveillance des CRS. Financé par la Grande-Bretagne pour un coût de 2,7 millions d’euros, il est défini conjointement comme un mur antibruit et un mur anti-intrusion. Dans un monde qui croit toujours plus aux nations, les migrants sont tout à la fois un bruit et une intrusion, une horde de barbares qui tendent tous les soirs des pièges sur la route et dont il faut se prémunir. La logique retenue est une logique du pire plutôt qu’une logique du sens. Le pire, c’est d’effacer le problème en le rendant invisible. Le sens, c’est de procéder par exemple à un démantèlement raisonné de la jungle en créant des centres d’accueil dans toutes les régions de France afin de procéder à une politique de l’individu, de la demande d’asile pour les uns à la traversée en Angleterre pour les autres, en passant par la reconduite pour ceux qui le désirent.
Mais la politique fait sans les gens et le pire s’installe. Faire avec les Calaisiens ? Mais qui a vraiment voulu le mur ? La maire LR de Calais ? Le président de la région Hauts-de-France ? Selon eux, il est devenu inutile depuis l’annonce du ministre de l’Intérieur de fermer la jungle et de répartir les migrants sur l’ensemble des régions. L’Etat français ? Il semble, en la matière, plus spectateur qu’acteur. En réalité, le premier mur-frontière en Europe depuis la construction du mur de Berlin est l’œuvre, en France, de la Grande-Bretagne qui entend ainsi maintenir davantage les migrants à distance. Calais est en passe de devenir un merveilleux exemple de collaboration européenne où un pays peut implanter dans un pays tiers un mur qu’il finance intégralement pour empêcher des migrants d’autres pays déjà présents en Europe d’entrer plus avant.
Il y a là une rupture sans précédent dans notre compréhension de la politique. Souvenons-nous qu’en septembre 2015 la France s’était publiquement indignée qu’un fil barbelé soit dressé à la frontière hongroise et serbe pour écarter les migrants au nom des valeurs communes de l’Europe. Moins d’un an plus tard, c’est bien en France que se crée un mur frontière sans précédent pour écarter les indésirables.
Comment comprendre ce retournement de perspective si ce n’est que nous avons là la confirmation tragique de l’effondrement de toute politique de la bienveillance en Europe ? Nous percevons à nouveau l’autre comme un ennemi et nous nous arc-boutons désespérément à la nation en convoquant le symbole tristement cynique d’un mur végétal pour lui donner une apparence de réalité.
La philosophe américaine Wendy Brown a parfaitement souligné que la politique de l’emmurement est chargée de restituer à la souveraineté nationale un octroi de puissance qu’elle n’a en réalité plus : «Si le Mur est une affirmation de souveraineté, c’est aussi un monstrueux hommage aux Etats-nations souverains dont la viabilité est déclinante.» Le mur s’édifie quand la souveraineté est fissurée. C’est que la réalité n’est plus seulement celle des nations mais bien aussi celle des migrations. A ne voir que la première, nos politiques sont incapables de comprendre l’épaisseur tout autant que la consistance historique des flux migratoires. Aussi n’hésitent-elles pas à recycler les pires symboles pour restituer un court instant la croyance dans la souveraineté nationale qui est pourtant en passe de devenir un habit sans corps.
Quel est le sens de cette pulsion de mur ? Faire disparaître légalement des vies, sans les tuer, en les rendant invisibles. Dans les temps anciens, l’invisibilité était gage d’une puissance occulte redoutée. Gygès, devenant invisible grâce à son anneau, s’empresse de se livrer aux pires méfaits. Par un singulier retournement, l’invisibilité est devenue non plus gage de puissance mais bien aveu d’impuissance, elle est désormais liée aux parias d’aujourd’hui. Etre rendu invisible par un mur, par la présence d’une frontière, c’est ne plus exister vraiment, c’est devenir fantôme parmi les humains. La vie sociale est spectrale en ce qu’elle produit une armée d’invisibles. C’est là, de plus en plus, la façon de traiter la question sociale : faire disparaître les plus précaires d’entre nous, s’assurer qu’ils ne reviennent pas trop hanter notre cité.
La construction du mur de Calais répond de cet impératif d’invisibilisation. Il entend soustraire à la vue des Calaisiens leurs doubles encombrants pour les reléguer dans une nuit sans espoir. L’histoire des murs est toujours l’histoire d’un échec mais c’est aussi dans le même temps l’échec de toutes les histoires. Histoire d’un échec car comment croire que le mur, qui fait du port une oasis interdite aux migrants, pour sécuriser le périphérique calaisien et empêcher les migrants de pénétrer dans les camions en partance pour l’Angleterre, résoudra quoique ce soit ? Echec de toutes les histoires car cela revient à affirmer que les individus qui se trouvent derrière ce mur ne nous concernent plus auront disparu puisque nous ne les voyons plus. Créer une communauté maudite, soudée par la seule force de l’exclusion, est-ce là une vocation politique démocratique ? Hannah Arendt nous donnait la réponse en 1951 : «Pour les sans-droits, la calamité n’est pas d’être privés de vie, de liberté, de toute possibilité de bonheur, d’égalité devant la loi. Pour eux, le pire est de ne plus pouvoir appartenir à aucune communauté.»
27/9/2016, Guillaume Le Blanc
Source : Libération