Dans une enquête filant des Caraïbes à l’Asie en passant par le Moyen-Orient, la journaliste Atossa Araxia Abrahamian se penche sur un commerce lucratif et ses enjeux.
Alors que bon nombre de Britanniques sont encore sonnés par le Brexit annoncé dans la nuit du 23 juin 2016, les ambassades des autres pays européens reçoivent par centaines, dès potron-minet, des demandes de citoyenneté pour conserver le précieux sésame de l’Union européenne. Un mouvement amplifiant des demandes qui avaient déjà été faites par précaution avant le vote. On découvre alors que tous les passeports ne se valent pas et qu’être citoyen estampillé UE donne des facilités pour circuler et s’installer. On saura dans quelque temps quelle fut l’ampleur de ce mouvement.
En attendant, Atossa Araxia Abrahamian a enquêté sur le marché mondial des passeports dans un livre d’autant mieux renseigné que la journaliste est elle-même suisse, iranienne et canadienne vivant à New York. Une plongée dans l’industrie de la citoyenneté qui n’aurait pas pu être écrite il y a quelques décennies. Car les faits rapportés par l’auteure sont récents. Il y eut toujours une poignée d’hommes d’affaires et des artistes collectionneurs de passeports, mais son récit offre une géographie mondiale de la citoyenneté, qui n’est plus figée dans le marbre de l’Etat westphalien. On pense au fossé entre les pauvres migrants poussés par la pauvreté et la guerre au péril de leur vie durant le voyage ou pendant leur misérable existence dans des pays riches exploitant leur force de travail, un fossé avec les riches, citoyens de pays démocratiques, circulant sans peine pour des motifs les plus futiles, voire les ultra-riches (0,1 % de la population mondiale) qui se sont octroyé le titre de «citoyens du monde» dont ils jouissent avec des passeports achetés à prix fort. La citoyenneté de La Dominique est sur le marché à 200 000 dollars, celle de Malte (où l’on ne paie pas d’impôts) et de l’Autriche peut atteindre plusieurs millions d’euros.
«Le droit d’avoir des droits»
On revient de loin. Sans remonter au cosmopolitisme de Diogène dans son tonneau, on prendra cette histoire à la création de l’Etat-nation tant vanté par Hegel, où des citoyens furent convaincus que le statut obtenu par tous les humains à la naissance est inaliénable. Les pitoyables tentatives de «déchéance de la nationalité» ayant soulevé des haut-le-cœur au printemps 2016 en témoignent. Le politologue Benedict Anderson dans l’Imaginaire national (1996) écrivait que «la nation était toujours conçue comme une camaraderie profonde, horizontale […], cette fraternité [faisant que] des millions de gens ont été disposés, non pas tant à tuer, mais à mourir pour des produits aussi limités de l’imagination». Appliqué à des marchandises dès le XVe siècle, le passeport a été imposé en Prusse au XVIIIe siècle pour limiter le vagabondage de ceux qui ne sont pas officiels, les migrations paysannes étant alors punies de mort.
Aujourd’hui, des crises font exploser les anciennes mythologies du pouvoir national. Ce ne sont plus seulement les milliardaires qui cherchent une nationalité, mais les apatrides et les sans-papiers, ceux qu’on appelle dans les pays du Golfe les bidouns, considérés par la loi comme des immigrés illégaux. Lorsque Dubaï veut accorder la nationalité à ces résidents qui travaillent chez eux depuis des années, l’émirat leur offre un passeport… des Comores, acheté quelques années auparavant, non pas pour préparer une migration, mais juste comme une «citoyenneté sur papier».
Atossa Araxia Abrahamian raconte comment les Comores ont été convaincues par Bachar Kiwan, homme d’affaires au Moyen-Orient et en Europe de l’Est, de mettre sur le marché le sésame diplomatique pour des apatrides. Inspiré par l’histoire du mercenaire français Bob Denard, tirée du livre les Chiens de guerre de l’écrivain anglais Frederick Forsyth, Kiwan saisit la chance qu’offre l’indépendance des Comores (moins Mayotte) se séparant de la France. Hors l’ylang-ylang, l’archipel n’a rien à vendre, aucune ressource, pas de système bancaire solide comme celui du Luxembourg, pas de plages. Mais quelque chose pouvant intéresser les pays du Golfe : des passeports pour les bidouns.
Au fond, qu’est-ce que la citoyenneté ? Pour Hannah Arendt, c’est «le droit d’avoir des droits». Autrement dit, une capacité refusée à des centaines de millions d’êtres humains déracinés, réfugiés, apatrides et illégaux. En face, ceux qui ont déjà des droits, parfois, n’en veulent plus : comment payer moins d’impôts, se demandait Bernard Arnault que la douce fiscalité belge faisait rêver en 2012 ou Gérard Depardieu et la Russie. Mais il y a passeport et passeport. Henley & Partners publie un palmarès annuel des passeports du monde dans The Economist. Parmi les pays les plus généreux pour leurs nouveaux concitoyens en matière de pays accessibles sans visa, la Finlande, l’Allemagne, la Suède et le Royaume-Uni, alors que l’Afghanistan, mal classé, n’ouvre les portes que de vingt-huit nations. Lorsque des riches convoitaient un passeport il y a quelques années, l’acquisition d’une double résidence à Londres, Chypre ou Genève pouvait régler l’affaire. L’auteure cite le cas de l’Ukraine, où la double nationalité est interdite, mais un riche banquier ne se démonte pas : «La Constitution ne dit rien sur la triple nationalité.»
Outil de conformité
Droits pour les pauvres, échappatoires fiscales pour les riches, l’équation a fait la fortune de la plupart des Etats insulaires du Pacifique (Tonga, Samoa, Vanuatu, Nauru, Marshall entre 1982 et 1997) où des milliards de dollars louches ont été dépensés par des Chinois. La problématique se résumerait-elle toujours à la richesse ou la convoitise d’un statut social supérieur ? Pas seulement : 85 % des demandes obtenues aux Etats-Unis pour avoir la carte verte en 2014, en échange d’un investissement de 500 000 dollars sur le sol américain, étaient… chinoises.
L’usage de l’éloignement insulaire a été largement exploité par l’archipel de Saint-Kitts-et-Nevis vendant des passeports depuis 1984. Avec 50 000 habitants, cet archipel des Antilles a confié en 2006 à Christian Kälin, né en Suisse, dirigeant de Henley & Partners, la promotion de son sésame auprès des banquiers et avocats de pays riches. Très vite, les banques telle HSBC s’y sont installées avec la Sugar Industry Diversification Foundation qui, comme son nom l’indique, cherche à créer des activités lucratives. Pour Kälin, l’industrie du passeport est plus rentable que l’industrie manufacturière dans cette région du monde où les Etats croulent sous les dettes. L’immobilier de tourisme est une manne pour qui peut acheter des terres et les revendre cinq ans plus tard avec la promesse d’un nouveau passeport.
Mais Kälin inquiète les économistes craignant une «bulle des passeports». Car les Caraïbes ont été tentées par le modèle kitticien, hormis Saint-Vincent dénonçant cette marchandisation de la nationalité. Mais Kälin n’a-t-il pas transformé une industrie douteuse digne des trafics de drogue en un outil de conformité ? Sa thèse à l’université de Zürich montre qu’en évacuant le droit du sol et le droit du sang au profit d’une «citoyenneté accordée en échange d’une contribution à l’Etat», le plus souvent financière, entrepreneuriale, on a une solution à tous les problèmes de mobilité dans le monde. Pour lui, il faut travailler de manière sérieuse, avec des réputations, en évitant les «personnages douteux». Tel Thaksin Shinawatra, chassé du pouvoir thaïlandais par un coup d’Etat militaire, à qui le Monténégro avait donné un passeport en échange de promesses d’investissements non tenues.
«Bout de carton»
Cette industrie du passeport touche aussi des pays respectables. Malte, qui s’est lancé dans un programme de naturalisation, a fait plier l’Union européenne, qui s’opposait à la vente de ses passeports. Mais lorsque le Financial Crimes Enforcement Network du Trésor américain a condamné des citoyens kitticiens qui échappent à leurs obligations fiscales, l’idée des nationalités multiples a commencé à avoir du plomb dans l’aile. Le Canada, exigeant désormais un visa pour les détenteurs de passeport de Saint-Kitts-et-Nevis, plombe la valeur du sésame. D’autant qu’une concurrence se met en place avec d’autres acteurs comme Arton Capital, basé à Dubaï. Pourra-t-on un jour défendre l’idée de citoyenneté économique, sans attache territoriale ? On est peut-être sur cette voie : un douanier suisse expliquait que des possesseurs de passeports kitticiens ne savent même pas où se trouve l’archipel… Inutile géographie ?
We Are the World, cette chanson culte écrite par Michael Jackson et Lionel Richie en 1985, interprétée par Bob Dylan, Tina Turner et Ray Charles, était-elle prémonitoire ? Ne rend-elle pas justice à Socrate qui s’écriait, il y a 2 500 ans : «Ne vous désignez pas simplement comme Athéniens ou Grecs, soyez des citoyens du monde.» Atossa Araxia Abrahamian raconte comment Garry Davis a renoncé à sa citoyenneté états-unienne au sein de l’ambassade parisienne et s’est créé, chez lui, «une carte d’identité internationale avec un bout de carton pour devenir le tout "premier citoyen du monde"». Notre héros méconnaissait l’histoire des Nations unies où Fridtjof Nansen, explorateur norvégien, Prix Nobel de la paix 1922, avait proposé des documents permettant aux apatrides de voyager. Quelque 450 000 «passeports Nansen» furent délivrés, notamment aux dissidents politiques russes et à des personnalités comme l’écrivain Nabokov. Au même moment, les Etats s’engageaient dans la pire bureaucratie des passeports nationaux.
Citoyenneté électronique
Avec Albert Camus venu l’encourager à l’Assemblée générale des Nations unies au palais de Chaillot, en 1948, Davis a pu alerter l’opinion mondiale. Il a pu entrer dans de nombreux pays avec son passeport mondial. Il a monté une agence, la World Service Authority (WSA), pour délivrer plus de 2,5 millions de passeports mondiaux et pièces d’identité internationales dont le coût unitaire était de 45 dollars. Malgré tout le scepticisme de ce militantisme, Davis, décédé en 2013, a porté une idée que les non-citoyens d’Al-Qaeda ou de Daech ont exploitée, en poussant les pays à leur faire une guerre non nationale. WikiLeaks ou la COP et ses documents internationaux ne préfigurent-ils pas cette remise en cause d’une gouvernance internationale encore impuissante aujourd’hui ? Tout comme Julian Assange réfugié dans une ambassade ou Edward Snowden à Moscou et Hongkong dans des aéroports ou des chambres d’hôtel, piégés par des citoyennetés inadaptées à leurs combats ? Qui jurerait aujourd’hui que le pays le plus en avance dans ce combat est l’Estonie ? Ce pays balte vient d’inventer un nouveau modèle : la citoyenneté électronique. Connectés sur un portail estonien, ils seront peut-être 10 millions de nouveaux «E-stoniens» d’ici 2025 qui prouveront que la richesse, l’accès à Internet et le sens des affaires sont bien plus forts que la religion et la géographie.
29/9/2016, Pierre Raffard
Source : Libération