J'ai participé la semaine dernière à un débat avec Hubert Védrine. Il porte un regard sévère et inquiet sur la place de la France et de l'Europe dans le nouveau monde qui se dessine. Quel que soit le jugement que l'on porte sur l'ancien collaborateur de François Mitterrand et l'ancien ministre de Lionel Jospin, il est aujourd'hui l'observateur français le plus lucide des rapports de force internationaux.
L'occasion était donnée par un débat à l'Académie diplomatique internationale -dirigée par Jean-Claude Cousseran autour d'un recueil de textes d'Hubert Védrine entre 2003 et 2009, « Le Temps des chimères » (Fayard).
Les chimères occidentales
Les « chimères » ? De belles idées véhiculées par l'Occident au temps de sa splendeur, comme son « assurance universaliste », le « monopole du leadership occidental », une « vision simpliste du prosélytisme démocratique », le « droit-de-l'hommisme » ou le « manichéisme ».
Sans oublier le « devoir d'ingérence » cher à Bernard Kouchner, qu'il rapproche du « logiciel caché profond » de l'Occident : « l'évangélisation ». Autant de vaches sacrées occidentales que pourfend l'ancien chef de la diplomatie, reconverti en avocat d'affaires et membre du conseil d'administration du groupe LVMH de Bernard Arnault.
On peut objecter…
-… qu'Hubert Védrine se montre par trop cynique, trop prompt à jeter le bébé de la démocratie et des droits de l'homme avec l'eau du bain de l'arrogance occidentale
-… qu'il se plie trop aux diktats du monde tel qu'il est, sans une part d'idéalisme pourtant indispensable
-… ou encore qu'il ne tient pas compte de l'action des peuples : ces derniers viennent régulièrement brouiller les calculs diplomatiques, comme en Iran l'an dernier, ou dans le monde ex-communiste dans les années 80.
Il n'empêche, il faut écouter Védrine quand il décrète que ces idées dominantes en Occident ont « échoué » ou ont été « brutalement remises en cause ». Et qu'il faut se préparer à un choc plutôt rude dans la partie qui s'engage pour la définition du nouveau monde, comme le laisse présager l'assurance retrouvée de la Chine.
Védrine prévient dans la préface de son livre :
« Où en sommes-nous en 2009-2010 ? Dans le temps long, non pas à l'avènement d'un “monde multipolaire” plus juste, plus harmonieux et forcément stable, mais au début d'une longue redistribution des cartes qui prendra la forme d'une bagarre ou, en tout cas, d'une compétition multipolaire. »
L'« aboulie » de l'Europe
Et dans cette « compétition », la disparition de ce qui pouvait passer comme une certitude : « la foi du charbonnier dans l'Europe comme pôle évident ». Il va même plus loin en décrétant que l'Europe est « dans une phase d'aboulie », ce syndrome psychiatrique caractérisé par « une incapacité à exécuter les actes pourtant planifiés et une grande difficulté à prendre des décisions ».
Hubert Védrine prédit que l'Europe « mourra d'obésité ou de liquéfaction » si elle ne règle pas ses incertitudes. Il s'en prend à ceux qui pensent vivre dans « une grande Suisse », et reconnait qu'il durcit volontiers le ton « pour que les Européens se réveillent ».
Et il en a autant pour la France, dont il dénonce la « marginalisation intellectuelle ». Dans un passage plein de résonances avec l'actualité, Hubert Védrine s'en prend à « tant d'excès, d'outrances, de panique, de généralisations » dans les débats sur la citoyenneté et l'intégration, ajoutant :
« Quelques burqas et la République serait en danger ? Pourquoi un tel manque de confiance en soi ? »
L'antithèse du sarkozysme
Hubert Védrine donne dans la préface à son livre quelques pistes qui ressemblent fort à une antithèse du sarkozysme :
« Le fait est que la France continue à avoir du mal à s'adapter à cette nouvelle donne, du moins le croit-elle. Il faudrait qu'à la fois elle prenne acte de la réalité de la mondialisation, qu'elle retrouve confiance en elle (elle le peut, que de mutations n'a-t-elle pas réussies depuis 1945 ! ), qu'elle réapprenne à s'aimer, à se projeter dans l'avenir, à parler à l'Europe.
Je dis bien à l'Europe ; pas de l'Europe, encore moins à sa place. Qu'au-delà d'une présidence semestrielle énergique, et utile, elle propose aux dirigeants européens de parler vrai aux peuples européens, de leur dire, pour les réveiller et les alarmer sans les paniquer, que “nous ne sommes pas encore dans une ‘communauté’ internationale, qu'un sursaut est nécessaire parce que la bagarre multipolaire va être rude et longue.”
L'ancien ministre faisait l'éloge, l'autre soir lors du débat, d'une “ingénierie diplomatique fine”. Le contraire de ce qui se passe aujourd'hui en Europe. Et en France.
Source : rue89