vendredi 22 novembre 2024 04:23

« Les revenants » – 3 questions à David Thomson

David Thomson, journaliste (RFI), a rencontré de nombreux Français revenus de Syrie, où ils étaient partis faire le jihad. À travers des portraits et entretiens passionnants, brutaux et effrayants, effectués par un véritable spécialiste, il nous permet de mieux comprendre leurs motivations.

Peut-on dresser un « profil type » des Français partis combattre en Syrie ?

Il est souvent dit qu’il n’existe pas de profil type du jihadiste français, laissant penser que n’importe qui peut potentiellement basculer. Dans mon livre, je nuance nettement cette affirmation, en tentant d’établir les variables susceptibles de favoriser l’adhésion à cette pensée mortifère.

D’abord, il existe une origine sociologique majoritaire. Ce phénomène touche en effet très largement des acteurs jeunes, peu diplômés et originaires des quartiers populaires et « sensibles » de France. Les trois-quarts des personnes interrogées sont issues de culture musulmane et de l’immigration maghrébine ou subsaharienne. On peut considérer que les convertis représentent environ 30% de cette population, mais, en leur sein, les minorités sont également surreprésentées, à commencer par les Antilles françaises ou des individus issus d’une immigration subsaharienne ou asiatique de confession chrétienne. Chez ces acteurs sociaux, le jihadisme, et en particulier le projet de l’État islamique (EI), c’est la promesse d’une revanche sociale et d’une inversion des rapports de domination, pour passer de dominés en France à dominants en Syrie. Cette revanche l'est également sur l’Histoire pour des jeunes descendants de peuples autrefois colonisés et qui, à leur tour, deviennent colons par la force des armes et de la terreur en Syrie. Pour beaucoup, c’est aussi tout simplement la certitude de tromper une vie d’ennui sans perspectives en France, afin de participer à la création exaltante de l’utopie d’une cité idéale pour tous les musulmans, cause au nom de laquelle toutes les exactions sont légitimées religieusement. Cette utopie est ensuite intelligemment diffusée de Syrie par la propagande, avec l’émergence dès 2012 d’un jihadisme viral sur les réseaux sociaux générant derrière les écrans en France ce qu’un revenant a appelé une « transe collective ». Il y a une dimension proprement individualiste et hédoniste dans ce projet, que j’ai appelée « LOL jihad ». Un jihadiste français me disait ainsi que la Syrie était pour lui « un Disneyland pour moudjahidin ».

L’idéologie jihadiste tient également lieu de structurant psychologique pour des sujets parfois instables ou ressentant un besoin de purification ou de rédemption. C’est par exemple le cas de certains individus, difficiles à quantifier, qui espèrent « laver leur homosexualité » en devenant jihadistes ou se purifier de violences sexuelles subies antérieurement, notamment pour certaines femmes. La dimension sexuelle ne peut être exclue non plus dans ce choix. Pour les femmes, la quête d’un partenaire idéal à l’opposé des codes de genre esthétiques occidentaux est à prendre en compte ; pour les hommes celle d’une hypersexualité en Syrie. Mais c’est aussi un structurant identitaire en prétendant faire table rase des nationalités et des inégalités sociales pour fondre tous ses adeptes dans une même communauté utopique perçue comme protectrice et violemment vengeresse envers toute forme d’altérité. Lors d’un entretien réalisé à Paris en 2013, peu avant son départ en Syrie, un jihadiste français me disait ainsi : « L’islam nous a rendu notre dignité parce que la France nous a humiliés ». Ce sentiment d’humiliation partagé par tous ces égos froissés est pulvérisé dans le jihadisme pour se voir transformer en un sentiment libérateur de supériorité et de toute-puissance.

Mais ce mal-être n’est pas toujours économique ou social. Il résulte parfois de cellules familiales dysfonctionnelles. Le jihadisme n’est pas uniquement une idéologie de pauvres et de sous-diplômés. Il touche de façon minoritaire les classes moyennes et même, à la marge, supérieures de la société. Pour mon livre, j’ai rencontré une famille de médecins partis chercher leur fils en Syrie au sein de l’EI. Il est diplômé d’un BAC S avec mention et n’avait jamais manqué de rien matériellement. Sa frustration ne se situait pas sur le terrain matériel mais plutôt au niveau familial, doublé d’un sentiment d’échec scolaire dans le supérieur.

Enfin, il est impossible d’évacuer la dimension religieuse et politique qui reste centrale dans l’engagement jihadiste. L’EI ne peut se réduire à une simple secte. Le jihadisme est un courant ultra-minoritaire de l’islam avec des sympathisants présents à des degrés divers dans de nombreux pays, ses idéologues, ses référents, en application d’une lecture littéraliste de textes de la tradition musulmane sunnite qui existent. Pour l’ensemble des acteurs interrogés, partir pour mourir en tuant en Syrie, ou en revenant en France, assure un accès direct au paradis pour soi et soixante-dix personnes de son choix. C’est aussi la conviction de choisir le seul islam authentique. Un autre jihadiste français me disait ainsi que « quand on a compris cela, on serait fou de ne pas partir en Syrie ». La quasi-totalité des jihadistes interrogés ont ainsi connu une bascule très rapide - en quelques semaines/mois - après une révélation, en rompant avec une vie contradictoire à la totalité des préceptes de la religion. Cette bascule a souvent été précédée d’une réislamisation au contact de mouvements de rupture très prosélytes, ultra-conservateurs mais non violents, comme le mouvement tabligh ou les salafistes dits « quiétistes ». Avant de choisir cette voie, beaucoup cultivaient aussi une hostilité envers les institutions républicaines françaises perçues comme injustes. Ils avaient perdu toute confiance dans les médias traditionnels, préférant s’informer « par eux-mêmes » sur des sites conspirationnistes.

À mon sens, le succès inédit de cette pensée ultra-violente profite davantage du vide idéologique de la modernité capitaliste contemporaine dans le contexte d’une terre de jihad aux portes de l’Europe et du Maghreb, que de facteurs nationaux tels que l’islamophobie ou la discrimination des minorités. En nombre absolu, comme en proportion de leurs populations, les pays les plus touchés au monde par le jihadisme sont en effet la Tunisie, l’Arabie Saoudite, la France, la Grande-Bretagne ou la Belgique, soit des modèles de sociétés fondamentalement différents.

On remarque que beaucoup, une fois sur place, se heurtent à la désillusion. Pouvez-vous développer ?

Nombreux sont revenus en France sans pour autant être repentis de l’idéologie jihadiste, en avançant parfois des raisons matérielles qui ne correspondaient pas avec le mirage que la propagande leur avait vendu. Une des femmes interrogées explique ainsi avoir quitté l’EI enceinte pour pouvoir bénéficier en France d’un accouchement sous péridurale. Un autre fut déçu de constater que les émirs profitaient d’un confort matériel dont les simples soldats étaient exclus. Une autre femme raconte être partie de l’EI après avoir subi des vexations et des violences physiques dans les maisons de femmes où sont séquestrées les veuves, les divorcées et les célibataires, et dont elles ne peuvent sortir que par le mariage avec un combattant après un speed-dating de quinze minutes. Après avoir quitté l’EI et accepté de me rencontrer plusieurs fois pendant un an pour témoigner dans mon livre, cette jeune femme qui m’expliquait que l’attentat de Charlie Hebdo était « le plus beau jour de sa vie » vient de repartir en Syrie mais, cette fois, chez Al-Qaida. Certains fuient aussi « la fitna », c’est-à-dire des combats entre musulmans sunnites, ou la paranoïa du groupe EI qui n’hésite pas à jeter en prison ses membres au moindre soupçon d’espionnage ou de sorcellerie, chefs d’accusation passibles de la peine de mort. D’autres enfin sentent le vent tourner. La phase d’euphorie est largement entamée pour l’EI comme pour Al-Qaida et certains jihadistes français fuient le combat. Un d’eux m’expliquait ainsi s’être volontairement foulé la cheville dans ses escaliers pour éviter d’être envoyé au front. Enfin, il y a ceux qui rentrent pour commettre un attentat. Ils parlent aussi dans mon livre tout comme les rares qui reviennent repentis. Ils existent mais sont très minoritaires.

Faut-il utiliser ces « revenants » dans le travail de déradicalisation ou craindre qu’ils veuillent à nouveau commettre des attentats ?

L’un des compliments qui m’a le plus touché est celui d’une rescapée du Bataclan qui m’a contacté pour me dire que la lecture de mon livre lui avait été plus utile qu’une année de séances chez son psy. Je crois que ce livre permet surtout d’aider à comprendre comment on devient jihadiste. C’est uniquement dans cet objectif que j’ai mené ces centaines d’heures d’entretiens avec des jihadistes français, tunisiens ou belges depuis cinq ans. Comprendre n’est pas excuser mais maitriser. Cela permet d’atténuer la peur. Je crois que la déradicalisation peut exister mais uniquement dans le cadre de parcours personnels. Il n’existe à ce jour aucune méthode de déradicalisation d’État.

THOMSON (David), Les revenants : ils étaient partis faire le jihad, ils sont de retour en France, Seuil/ Lesjours.fr, 2016.

18 janvier 2017, Pascal Boniface

Source : iris-france.org

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