Le débat sur l'immigration est reparti aux Etats-Unis d'une façon spectaculaire : devant l'absence d'initiative nationale et la crainte, qui se renforce dans les Etats du Sud-Ouest, d'une perte de contrôle de la frontière mexicaine, la gouverneure républicaine, Jan Brewer, a signé le 30 avril la version finale de la loi SB1070 qui entre en vigueur cet été. Cette loi a suscité un scandale phénoménal outre-Atlantique. Barack Obama lui-même s'est prononcé en déclarant qu'elle mettait en cause l'héritage des libertés américaines et brisait le lien de confiance entre les citoyens et leur police. Les manifestations se sont multipliées dans le pays, ainsi que les appels aux boycotts économiques. Le Mexique a même officiellement conseillé à ses citoyens de quitter l'Arizona. Que fait cette loi pour mériter, non seulement une rebuffade présidentielle, mais toute cette attention nationale et internationale ?
Une dépêche de l'AFP présentait la loi en disant qu'elle "durcissait" le dispositif légal contre les immigrants clandestins. Mais la généralité de la formule cache une comparaison intéressante. Cette loi permet en effet à n'importe quel policier de l'Etat d'Arizona de demander ses papiers à toute personne qui serait susceptible (le texte évoque une "reasonable suspicion") d'être un immigrant clandestin – on en estime le nombre en Arizona à 450 000 personnes.
Le choc que cela suscite en Amérique est parfaitement compréhensible. Nation d'immigrants par excellence, les Américains sont particulièrement sensibles à la question. Les premières lois qui créent un cadre global pour gérer les flux migratoires datent du début des années 1920. Avant 1921, le pays était largement ouvert, même si les Etats avaient chacun leurs lois et que l'Etat fédéral intervenait ponctuellement, par exemple contre l'immigration asiatique en 1882. Par ailleurs, le mouvement pour les droits civiques qui a balayé l'Amérique quarante ans plus tard a donné à la question raciale un statut quasiment intouchable. Toute attaque frontale basée sur des préjugés raciaux est assurée de susciter des réactions extrêmement fortes, mobilisant sans hésiter le passé discriminatoire de l'Amérique. Le constat est d'autant plus significatif dans une Amérique qui a choisi un président métis dont l'un des engagements forts, quand il était un élu local de l'Illinois, était de lutter contre les discriminations.
Dans ce contexte, une loi comme celle adoptée par l'Arizona est explosive. Le scandale porte non seulement sur le résultat mais aussi sur le critère de contrôle. Les groupes hispaniques soulignent à juste titre que ce texte permet de pratiquer le "profilage ethnique" (ethnic profiling) de sorte que des citoyens américains – et pas uniquement des clandestins – qui sont d'origine hispanique seraient susceptibles d'être contrôlés par les forces de police. L'Arizona est le seul Etat à avoir pris cette décision. Il remet à l'ordre du jour l'incapacité de l'Etat fédéral d'agir au niveau national alors que les sondages indiquent régulièrement que l'opinion publique est favorable à une réforme de la politique migratoire. En 2007 déjà, et malgré le soutien du président G.W. Bush, un projet avait échoué au Sénat. Ce compromis ne satisfaisait personne. La droite refusait en effet toute forme d'amnistie à des clandestins – les chiffres qui circulent dans les médias vont de 10 millions à 12 millions de personnes - qui n'ont pas respecté les lois. La gauche, quant à elle, refusait les mesures sécuritaires de contrôle à la frontière mexicaine. Le problème reste donc sans réponse.
AMALGAME ENTRE SÉCURITÉ ET IMMIGRATION
Le cadre législatif hérité de 1965 est dorénavant contesté par tous, mais sans qu'un nouveau consensus n'émerge pour le remplacer. Jusqu'à présent, Obama ne semble pas avoir d'incitations fortes pour agir. La réforme de l'assurance-santé en mars, et les négociations en cours sur la réglementation des institutions financières et sur le changement climatique ne laissent pas de place pour un autre débat. Non seulement les élections au Congrès sont maintenant proches mais, en outre, les démocrates, tout comme les républicains, sont extrêmement divisés. Dans ces conditions, l'immigration est appréhendée sous l'angle le plus simple, là où le consensus est le plus facile : la sécurité. En 2006, déjà, le Congrès avait adopté une loi pour construire un mur sur la frontière mexicaine. Et, en 2002, lors de la création du ministère de la sécurité du territoire (Department of Homeland Security), l'administration responsable de la gestion des immigrants, l'INS (Immigration and Naturalization Service), a été intégrée à ce nouveau ministère, quittant ainsi le ministère de la justice. Depuis lors, l'amalgame est officiel entre sécurité et immigration.
Scandaleux ? Aux Etats-Unis, sans conteste. Mais pas en Europe et, notamment, en France où n'importe quel agent de police peut demander ses papiers à quelqu'un dans la rue. Et, traditionnellement, notre ministère de l'intérieur inclut à la fois la gestion de la police et le traitement de l'immigration. Il est d'ailleurs extrêmement révélateur de voir que les médias français ne relaient absolument pas le débat qui fait actuellement rage aux Etats-Unis sur l'immigration. L'actualité américaine, vue de France, se résume à la marée noire en Louisiane – comprendre : une catastrophe de plus dans ce pays de tous les excès – et aux difficultés de la réforme financière – comprendre : les responsables ont du mal à corriger les abus de Wall Street. Comme souvent, il est plus facile de critiquer les Etats-Unis avec le sous-entendu implicite que la situation en Europe est nettement supérieure. En revanche, un débat comme celui autour de la loi d'Arizona, reste étrangement absent. Je ne peux m'empêcher d'y voir un exemple de plus de l'abondance des préjugés transatlantiques. Sur ce point bien précis, les Américains ont un débat extrêmement sain, illustrant la vitalité démocratique de leur pays, en refusant toute extension abusive des pouvoirs de police. Au moins pour cette fois, l'Amérique semble pouvoir nous donner une leçon que nous devrions méditer. Il est assez attristant de voir que les médias français laissent de côté une information qui, en présentant les Etats-Unis sous un jour positif, donne à la France le mauvais rôle.
Source : Le Monde