Alors que le projet de loi sur le port de la burqa est présenté ce mercredi en conseil des ministres, beaucoup de musulmans ne cachent plus leur désarroi: de dérapages en débats sur l'identité nationale, ils se sentent pris pour cible.
Cette fois, Brice Hortefeux a fait le déplacement. Jeunes en jogging, retraités maghrébins, fidèles des villes voisines de Beaucaire, d'Arles ou même d'Avignon... Dans le cimetière de Tarascon giflé par la pluie et le mistral, ils sont près d'un demi-millier, ce 9 mai, à se recueillir derrière le ministre de l'Intérieur et les élus locaux. Quelques jours plus tôt, sept stèles de soldats musulmans morts pour la France durant la Première Guerre mondiale avaient été profanées - provocation stupide d'un gamin désœuvré, dira l'enquête.
Après la prière, Mohammed Moussaoui, le président du Conseil français du culte musulman (CFCM), se livre à un sombre décompte : "32 impacts de balles relevés sur les murs" d'une mosquée d'Istres (Bouches-du-Rhône) ; une boucherie halal de Marseille "mitraillée" à la kalachnikov, "15 mosquées dégradées depuis le début de 2010" sur tout le territoire français, dans l'indifférence quasi générale. "L'islam est une religion de paix, victime des amalgames, de la crispation et du repli identitaire qui menace notre société", résume ce timide agrégé de mathématiques au verbe mesuré. Quatre jours plus tard, trois nouvelles tombes musulmanes étaient maculées d'injures racistes à Vienne (Isère).
Quelle loi contre le niqab?
Le gouvernement a choisi d'agir en deux temps: d'abord une résolution, votée à l'unanimité par les députés le 11 mai ; ensuite un projet de loi, examiné en Conseil des ministres le 19 mai, qui prohibe le port de la burqa dans la totalité de l'espace public au nom de la dignité des femmes et du "vivre ensemble".
Révélé par Le Figaro, le texte prévoit une amende de 150 euros pour celles qui violeraient l'interdiction et/ou un stage de citoyenneté "à titre de peine alternative ou complémentaire". Imposer le port du voile intégral par "la violence, la menace, l'abus de pouvoir ou d'autorité" serait considéré comme un délit passible de 15 000 euros d'amende et d'un an d'emprisonnement.
Ce projet devrait être examiné en juillet par les députés, et en septembre par les sénateurs, avant son adoption à l'automne. Le Conseil d'Etat a déjà averti qu'une interdiction absolue et générale serait "exposée à de fortes incertitudes constitutionnelles et conventionnelles". Les socialistes ont concocté leur propre proposition de loi, limitant l'interdiction du port du voile intégral aux services et aux transports publics.
Eric Besson et Michèle Alliot-Marie peuvent se retrousser les manches. Après la présentation au gouvernement du projet de loi prohibant le port du niqab, ce mercredi 19 mai, il faudra beaucoup de talent au ministre de l'Immigration pour démontrer aux musulmans que "l'interdiction du voile intégral" n'est pas "stigmatisante pour l'islam". Et beaucoup de persévérance à sa collègue de l'Intérieur pour pratiquer la "pédagogie" qu'elle revendique. Car, si bannir le niqab n'équivaut évidemment pas à partir en croisade contre l'islam, les musulmans ont des raisons de ne pas saisir la nuance. De la pédagogie ? "Contrairement à la loi sur le voile à l'école, en 2004, qui avait été précédée de nombreux débats au sein de la commission Stasi, ce dossier part dans tous les sens, déplore un observateur bien informé. Besson annonce la création d'instituts d'imams, Eric Raoult, député UMP de Seine-Saint-Denis, propose la création d'un observatoire de l'islamophobie, mais toutes ces initiatives ne sont que de simples contre-feux, de la pub."
Pis : comme le souligne le sociologue Didier Lapeyronnie, "avec les dérapages de Brice Hortefeux, la traque des "mariages gris", lancée par Eric Besson, et les discours récurrents de Nicolas Sarkozy contre l'islamisme, on entend une forme de racisme s'exprimer au plus haut niveau de l'Etat. Malgré leurs efforts d'intégration, les musulmans se disent qu'ils ne seront jamais des Français comme les autres et les extrémistes s'engouffrent dans la brèche, explique ce spécialiste des banlieues, auteur de Ghetto urbain (Robert Laffont). Alors qu'ils sont majoritairement contre le voile intégral, les musulmans pensent que, quoi qu'ils fassent, rien ne changera. Alors, par réflexe, ils s'identifient aux femmes en burqa et se sentent directement visés par le projet de loi."
Au terme d'un an et demi de polémiques, ces mêmes musulmans semblent "assommés" et plus fatalistes que va-t-en-guerre. La burqa? Un "non-sujet qui ne concerne qu'une minorité de femmes", et un coup de plus à encaisser.
"On vient nous désintégrer"
"A chaque fois qu'on parle de nous, c'est pour nous accuser, lâche Abdelhak Eddouk, aumônier musulman à Grigny (Essonne). On a eu les minarets, puis le débat sur l'identité nationale et, maintenant on a ce boucher halal de Nantes, une vraie caricature..." "On pensait être intégrés, en fait, on vient nous désintégrer", renchérit Mohamed Dekoune, conseiller principal d'éducation à Tarascon. La lassitude se lit aussi dans les commentaires postés sur le site d'information SaphirNews, où médias et politiques en prennent pour leur grade. Les internautes ne donnent pas dans la nuance!"Normal, d'après le rédacteur en chef du site, Mohammed Colin, ils ne parviennent pas à faire comprendre que leurs revendications sont les mêmes que celles des autres Français : avoir un lieu décent où pratiquer leur religion, trouver un boulot, économiser pour partir en vacances..."
Des tensions surgissent entre pratiquants eux-mêmes
Il y a aussi ces injures qu'on pensait oubliées, comme "bicot", "bougnoule" ou "voleur", entendues dans les rues de Marseille et d'ailleurs. Ici, une femme voilée au visage découvert se voit refuser l'entrée d'un bowling. Là, des policiers collent une amende à deux porteuses du niqab, alors que la loi n'est pas encore votée.
Des tensions surgissent entre pratiquants eux-mêmes: des musulmanes s'en prennent en plein marché à leurs coreligionnaires en burqa ; à l'inverse, des "nounous" africaines à l'islam peu rigoriste se font chapitrer au parc par leurs "sœurs" maghrébines. Certains, telle Fatima Orsatelli, élue de gauche à Marseille, pointent du doigt l'élite musulmane "qui ne se sent pas concernée, alors qu'elle aurait dû se faire la porte-parole de la communauté".
Et c'est bien là la grande question : pourquoi les musulmans ne condamnent-ils pas eux-mêmes plus fermement ces intégristes qui nuisent à leur image et à leur religion? La réponse n'est, en réalité, pas si simple.
Le CFCM, installé par le gouvernement en 2003 et censé les représenter, se trouve ligoté par ses luttes de pouvoir internes et ne détient, aux yeux des fidèles "de la base", aucune légitimité. Interpeller les salafistes? "On ne peut pas arracher les voiles dans la rue! s'exclame Abdelhak Eddouk, l'aumônier de Grigny. Ce serait répondre à la violence par la violence. Seul le dialogue au cas par cas fonctionne." Des arguments qui ne convainquent pas complètement.
Sans doute, comme le dit Abdelaziz Chaambi, président de la Coordination contre le racisme et l'islamophobie, les musulmans modérés sont-ils un peu "perdus". "Les pouvoirs publics les présentent comme des islamistes, les salafistes les font passer pour des mécréants, les médias, pour des voleurs... A force, ils se replient sur eux-mêmes."
Alors qu'il eût fallu soutenir les associations locales pour lutter contre la déstructuration sociale dans les cités et le repli communautariste, leurs membres mettent la clef sous la porte les uns après les autres, faute de subventions. Dans ces banlieues à chômeurs livrées à elles-mêmes, où policiers, postiers et chauffeurs de bus ne veulent plus mettre les pieds, où les élèves s'enfoncent dans leurs écoles ghettos, les prêcheurs de niqab sont promis à un bel avenir.
Bien que légitime et nécessaire, la loi contre le voile intégral aura raté sa cible si elle s'en tient aux grands principes, sans enclencher d'autre sursaut politique qu'un mauvais feuilleton médiatique.
Source : L’Express/REUTERS