Avons-nous une vision trop communautariste de notre société, les groupes nationaux, ethniques ou religieux n’ont-ils pas remplacé les personnes, faussant notre compréhension de l’immigration? C’est ce que pourrait laisser à penser le traitement par la presse de la récente rixe de Martigny. Réflexions d’Etienne Piguet, professeur à l’Institut de géographie de l’Université de Neuchâtel
«La haine qui s’est installée entre les Albanais et les Capverdiens à Martigny ne semble pas avoir d’origine matérielle (trafic de drogue, d’armes ou prostitution) mais plutôt des causes ethniques profondes», telle est l’explication proposée le 26 mai par un quotidien gratuit suite à une fusillade survenue quelques jours plus tôt. Ce diagnostic est symptomatique d’une tendance – pas nouvelle mais en croissance – à imaginer la société comme formée d’une mosaïque de groupes culturels clairement identifiables. Les débats relatifs à l’interdiction des minarets en Suisse ont été marqués par cette même dérive: une supposée communauté musulmane a été constituée, dénombrée et jugée suffisamment menaçante pour être traitée différemment des autres. La réalité des affiliations religieuses, culturelles et identitaires extraordinairement diverses des personnes ayant à un titre ou un autre un rattachement à l’islam en Suisse fut gommée par cette vision communautariste ou «groupiste» du monde – pour reprendre un terme du sociologue Rogers Brubaker.
Cette vision s’avère dangereuse pour la cohésion sociale car les défis posés par la cohabitation de populations de plus en plus diverses sont, eux, bien réels. En premier lieu, elle tend à présenter les clivages entre groupes comme naturels, primordiaux et donc insurmontables. Les groupes étant toujours formés par les «autres», elle reproduit au sein même des sociétés occidentales la distinction coloniale entre civilisés, capables d’agir de manière individuelle et rationnelle, et primitifs obéissant à des comportements claniques ou tribaux. En second lieu, elle oublie que les groupes sociaux ou ethniques ne sont pas issus tels quels d’un lointain passé mais sont des entités en constante transformation dont le profil est dans une large mesure produit par le contexte socio-économique des sociétés d’accueil.
Ainsi, si une référence à l’islam prend sens pour certains jeunes des banlieues ou si un groupe de migrants tend à vivre en vase clos, l’explication est à chercher dans les difficultés du marché du travail ou du parcours scolaire, dans une quête de distinction sociale ou dans le sentiment d’être rejeté par la société, tout autant que dans une confrontation de cultures ou de religions.
Enfin, la lecture groupiste a la particularité d’être performative dans le sens où elle contribue précisément à construire ce qu’elle redoute: à force d’être décrits comme appartenant à un groupe différent des autres, les individus tendent précisément à se démarquer des autres et à valider cette assignation identitaire. Il devient par ailleurs facile pour des activistes de s’autoproclamer porte-parole des communautés ainsi créées en jouant le jeu de la surenchère identitaire et en utilisant stratégiquement l’argument culturel ou religieux à des fins politiques.
Répétons-le, il ne s’agit pas ici de nier que les appartenances ethniques ou les référentiels culturels et religieux constituent des dimensions importantes des sociétés contemporaines, mais de rejeter la prééminence qui leur est trop souvent donnée. De nombreuses recherches portant sur la formation des groupes sociaux montrent en effet que l’appartenance est le plus souvent une notion à dimension multiple (je suis à la fois ceci et cela…) et que les frontières entre les groupes sont floues et instables (la corde nationaliste d’un individu peut vibrer devant un match de foot tandis qu’une solidarité liée à son identité professionnelle et à sa classe sociale le soudera à ses collègues face à une vague de licenciements). Il n’est dès lors pas étonnant que des facteurs socio-économiques sans rapport avec l’appartenance ethnique ou l’origine nationale s’avèrent souvent bien plus pertinents lorsqu’il s’agit de décrypter les faits sociaux. Les études sur la criminalité montrent ainsi que la fréquence plus élevée de délits constatée chez certains groupes nationaux est une apparence qui se dissipe souvent si on prend en compte leur niveau de formation moyen largement inférieur et la surreprésentation des hommes en leur sein. Ils ne se distinguent plus des autochtones de niveau de formation égal et de même sexe.
On peut dès lors s’interroger sur les raisons qui rendent cette clé de lecture communautariste si présente. Une première explication tient à la diversification croissante des origines liée aux migrations, à la méconnaissance qui en découle et aux stéréotypes qu’elle génère. Une autre tient à la promptitude des autorités gouvernementales, en Suisse comme ailleurs, à reprendre à leur compte des regroupements discutables. Ainsi la campagne sur l’interdiction des minarets a-t-elle vu le Conseil fédéral utiliser jusque dans la brochure explicative des votations le terme «la communauté musulmane» au singulier… Enfin, force est de constater que si les mouvements nationalistes et populistes portent une écrasante responsabilité en attisant les divisions entre groupes, les chantres de l’ouverture font parfois aussi fausse route en appelant au «dialogue interculturel» et au «multiculturalisme». Ces termes sont loin d’être innocents car ils véhiculent eux aussi l’idée de la différence culturelle comme dimension fondamentale des sociétés contemporaines.
On ne peut que suivre le Prix Nobel Amartya Sen lorsqu’il relève dans un récent et lumineux ouvrage (Identité et Violence, Odile Jacob, 2007): «Lorsque les bonnes relations entre individus sont définies par les termes très vagues d’amitié entre les civilisations ou de dialogue entre les religions […], les individus se trouvent exagérément miniaturisés et, pour ainsi dire, rangés dans autant de petites boîtes.»
Source : Le Temps.ch