Avec la crise, la xénophobie attisée par la Ligue du Nord gagne du terrain. Et la situation des 4,6 millions d’immigrés légaux – sans parler des clandestins – devient préoccupante. Pourtant, bien peu songent à repartir.
Après la « chasse aux blacks » déclenchée début janvier à Rosarno, en Calabre, les manifestations d’intolérance se multiplient dans toute l’Italie. Dans les municipalités qu’elle dirige, la très xénophobe Ligue du Nord, qui participe au gouvernement de centre droit de Silvio Berlusconi, fait feu de tout bois. À Adro, une « prime de rendement » de 500 euros est accordée à chaque policier qui réussit à épingler un clandestin. À Turate, un bureau de la délation a été ouvert dans les locaux de la mairie. À Vérone, Flavio Tosi, l’une des figures du parti, s’efforce de limiter l’accès des immigrés aux logements sociaux. À Rome, plusieurs passages à tabac d’immigrés ont fait la une des journaux. « En France, en Allemagne ou en Belgique, je n’avais jamais vu des autochtones prendre un fusil pour tirer sur des Africains ! » s’effare Keita Bandjougou, un Ivoirien arrivé en Italie en 2008 et régularisé il y a quelques mois.
Le fait est que les Italiens, exaspérés par la crise, ont tendance à retourner leur colère contre les étrangers – lesquels contribuent pourtant à faire tourner l’économie. Dans le Nord, ces derniers travaillent majoritairement dans l’industrie, surtout pour des PME ; dans le Centre, ils sont le plus souvent employés dans la restauration ; dans le Sud, ils fabriquent la mozzarella de bufflonne et récoltent fruits et légumes. Les quelque 4,6 millions d’immigrés en situation régulière que compte l’Italie versent chaque année un peu plus de 5 milliards d’euros au fisc. Selon la communauté catholique Sant’Egidio, ils n’en récupèrent qu’environ 50 % sous forme de services. En 2009, en tenant compte du million de clandestins (chiffre établi à la louche par les autorités), ils ont contribué à hauteur de 11 % au produit intérieur brut. Enfin, les transactions réalisées par les immigrés ont représenté 15 % du marché immobilier en 2007.
Pourtant, entre Italiens et immigrés, le fossé ne cesse de se creuser. À Rome, dans les quartiers où ces derniers sont relégués, le malaise est palpable. Au début de l’avenue Prenestina, une artère commerçante et populaire, se trouve la rue del Pigneto, une zone piétonnière bordée d’arbres, de petits bars et de restaurants. Dans un premier temps, les bobos ont afflué et la cote du quartier a grimpé. Et puis ces mêmes bobos se sont lassés et sont partis. À en croire les agences immobilières, la présence massive d’immigrés a fini par faire chuter le prix de la pierre…
Le samedi, c’est jour de marché. Entre les étals, Italiens et immigrés se croisent, échangent parfois quelques mots. C’est là que vit Issy. Ce grand gaillard d’origine sénégalaise ne décolère pas : les Italiens, dit-il, doivent comprendre que les immigrés ne sont pas des citoyens de seconde zone. Lui-même s’en est pourtant plutôt bien sorti. Arrivé en Italie il y a dix ans, il a suivi une formation en informatique, a travaillé dans une petite entreprise commerciale avant d’être recruté par un grand musée. Aujourd’hui, il gagne 1 500 euros par mois, travaille 40 heures par semaine, bénéficie de congés payés et d’une couverture sociale. « L’immigration étant ici un phénomène relativement récent, les Italiens ont le plus grand mal à accepter et à comprendre les différences », explique-t-il.
L’intégration en est encore à ses balbutiements. Les mariages mixtes restent rares et les jeunes de deuxième génération commencent tout juste à fréquenter l’université. « Ici, on veut bien de nous à condition que nous nous fondions dans le paysage. Mais les choses changent. Hier, les immigrés se sentaient isolés et n’osaient pas bouger. Aujourd’hui, nous sommes nombreux et commençons à nous organiser », commente Saad, un Soudanais installé dans la capitale depuis une vingtaine d’années.
Pour apprendre la langue et faire son chemin, Saad a, comme beaucoup d’autres, eu recours à la communauté Sant’Egidio. Cuisinier de son état, il avait ouvert un petit restaurant dans la banlieue de Rome, mais, pris à la gorge par la crise, il a été contraint de fermer boutique et travaille aujourd’hui dans un restaurant 100â¯% italien, où, raconte-t-il, les immigrés sont cantonnés derrière les fourneaux ou à la plonge. Du coup, les contacts avec les Italiens sont rares. Sauf dans le centre historique, près des palais du pouvoir et des monuments antiques, où les immigrés, qui parlent généralement plusieurs langues, sont très recherchés dans les bars et les pizzerias. Place du Peuple, un Congolais vient ainsi d’être engagé chez Rosati, un bar-restaurant fréquenté par des acteurs et des hommes politiques étrangers de passage. Mais il refuse de parler. Pudeur ? Plutôt peur de perdre sa place si un collègue venait à l’entendre.
Nouvelle famille
Pourquoi, dans ces conditions, ne pas rentrer au pays ? D’abord, parce que ce serait un aveu d’échec et, dans la majorité des cas, un retour à la case misère. Ensuite, parce que, en dépit de tout, l’Italie offre quand même la possibilité de se construire un avenir. Ici, on peut vivoter dans la clandestinité, se débrouiller au jour le jour, obtenir une carte de séjour et, comme Ibrahim, rêver : « L’Italie, c’est comme chez moi, comme si j’avais trouvé une nouvelle famille », confie ce Nigérien de 29 ans, arrivé par la mer il y a un an. Depuis, il traîne sa misère dans Rome…
Changement de décor. Pour Berlusconi, Milan, la capitale économique du pays, n’est plus désormais qu’une « ville africaine » tant les immigrés qui arpentent le centre-ville y sont nombreux. Africains et Chinois se partagent la rue de Padoue, une grande artère qui commence place Loretto, là où Benito Mussolini fut pendu par les pieds à la Libération. Ici, en février, un jeune Égyptien a été tué par les Chicago, un gang de Latinos au casier judiciaire long comme le bras. Du coup, la police a imposé une sorte de couvre-feu, et les relations intercommunautaires sont tendues. Déjà frappée de plein fouet par la crise, la rue de Padoue sent la mort. À l’heure où les sirènes des usines sonnent la fin de la journée de travail, bars et magasins restent vides.
En vase clos
Pendant que ses deux employés trompent le temps en nettoyant la boutique, le boucher Mustapha épluche ses comptes. Il évoque les difficultés quotidiennes, puis nous entraîne vers la mosquée voisine. Située au fond d’une cour, celle-ci sert aussi de centre culturel. Les hommes s’y retrouvent après la prière pour discuter autour d’un jus de fruits. Il y a Benaïssa, un Algérien arrivé en Italie en 1975 pour faire Polytechnique, Mohamed, un spécialiste de l’import-export, et aussi Sharif, un jeune Égyptien qui vit dans la clandestinité depuis deux ans… Il y a peu, la communauté a acheté un terrain afin d’y construire une mosquée. Mais la municipalité rechigne à délivrer le permis de construire (voir encadré).
« Il faudrait mettre en place des politiques d’accueil. À leur arrivée, les immigrés ne peuvent compter que sur la solidarité de leurs proches ou de leurs concitoyens. Ils n’ont aucun contact avec les Italiens et vivent en vase clos. Cela ne facilite pas leur insertion », constate Benaïssa. Quant au racisme, « c’est avant tout de la politique. La Ligue du Nord prône l’intolérance pour préserver l’espèce car la population italienne diminue », juge Mohamed.
Derrière la gare de Milan, les Africains ont pris leurs quartiers rue Castaldi. Avant la crise, le quartier débordait de vie. Aujourd’hui, le restaurant érythréen, comme les bars avoisinants, sont vides et l’ambiance est morose. Le vendredi soir, on entend bien de la musique s’échapper des bars, on voit bien quelques gaillards conter fleurette à leurs belles, mais le cœur n’y est plus. Comme chaque soir, la devanture du King Queen’s – l’endroit le plus in du quartier, avant la crise – est illuminée. Mais le restaurant ressemble désormais au Sahara. Dans sa cuisine, Juliette, la gérante, remâche sa mauvaise humeur en cuisinant des bananes plantain. « D’un côté, le gouvernement durcit les lois ; de l’autre, les autochtones nous traitent de voleurs de travail », lâche cette belle femme plantureuse, un œil sur la télévision qui retransmet un match de foot. Elle agite le doigt comme pour un avertissement.
À Rosarno, en Calabre, des centaines d’immigrés s’apprêtent à reprendre le chemin des champs – avec une pointe d’angoisse. À Rome, ils s’indignent en voyant les responsables d’agence pour l’emploi jeter leurs candidatures à la poubelle. À Milan, ils s’inquiètent pour l’avenir de cette deuxième génération d’immigrés qui parle pourtant l’italien avec l’accent régional. « Le racisme existe partout, mais moi je veux vivre et mourir en Italie. Ici, au moins, la démocratie existe, même si elle est imparfaite », confie Babakar, le regard perdu dans la grisaille milanaise.
Source : Jeune Afrique