Face aux femmes voilées, les habitants de la ville, où se côtoient quotidiennement 93 nationalités, oscillent entre malaise et désir de tenter malgré tout de nouer des liens. Les députés examineront mardi 6 juillet la loi interdisant le port du voile intégral
Accents et saveurs épicées se mêlent harmonieusement sur le marché d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) et donnent l’étrange sentiment de déambuler dans un concentré du monde. En boubou, en jeans ou en sari, les habitants s’entrecroisent pour acheter fruits, légumes, mais aussi tissus orientaux, bijoux dorés et produits de beauté qui font le bonheur des femmes, voilées ou pas.Ici, le voile classique est très courant. Il se porte en couleur, sombre, sobrement ou coquettement, laissant apparaître quelques jolies mèches de cheveux. Plus rarement, Nadia est aussi amenée à servir des femmes au visage caché. « Elles achètent beaucoup de mascara pour souligner leur regard mais aussi du vernis, de la teinture pour les cheveux », explique la jeune femme en robe légère sous la chaleur écrasante.
« Pour certaines d’entre elles, je vais être l’une des seules personnes à qui elles vont parler dans la journée, poursuit-elle. Devant moi, elles dévoilent leur visage, elles se confient. La plupart sont assez convaincantes quand elles parlent d’un choix. Mais un jour l’une d’entre elles, Akima, m’a avoué au bord des larmes qu’elle était contrainte par son mari. Puis je ne l’ai plus revue. Elle avait 19 ans. »
Dominique est habituée aux femmes qui portent le voile classique. Habitant Aubervilliers depuis plus de trente ans, elle les croise, leur parle dans le cabinet où elle exerce la profession de secrétaire médicale. « Nous avons des contacts tout à fait normaux », explique- t-elle. Mais elle n’a jamais eu l’occasion de parler à une femme au visage voilé et avoue son malaise quand les regards se croisent, comme au moment de faire les courses.
Situations déstabilisantes
« En général, on se toise, on s’observe sans trop savoir ce que pense l’autre, raconte-t-elle. Moi, cela me dérange de les voir tout de noir vêtues, cachées, alors que leurs maris peuvent se promener tranquillement dans la tenue de leur choix. C’est profondément sexiste. Pour moi, ce voile-là limite les contacts et c’est même le but de l’opération, puisqu’il doit tenir à distance les autres hommes. Mais il met aussi, par la même occasion, une barrière avec les femmes et le reste du monde. Je ne peux pas m’empêcher de me demander si elles sont heureuses, si elles sont contraintes ou pas. Ce regard des autres doit les gêner. Ce n’est agréable pour personne. »
Près des étals de fruits et légumes, Khadouja entend la conversation et finit par se mêler à la discussion. « Oui, mais si c’est leur choix, on est en démocratie, non ? Elles ne font de mal à personne », intervient-elle.
Malgré cette prise de position, la jeune femme, musulmane, avoue s’être elle aussi retrouvée dans des situations déstabilisantes. « Je me suis liée d’amitié avec une femme que je vois régulièrement à la mosquée d’Aubervilliers. Puis je l’ai croisée dans la rue, entièrement voilée. Si j’ai pu la reconnaître, c’est uniquement parce que j’ai aperçu sa fille, qu’elle tenait par la main. Sans cela, je serais passée devant elle sans lui dire bonjour. Cela m’a paru étrange, mais je n’ai rien dit. Je pense qu’il s’agit d’une mode et que si on en fait toute une affaire, le phénomène durera encore plus longtemps. »
À deux pas du marché, dans les locaux de la mairie d’Aubervilliers, les agents de la ville ont maintenant pris l’habitude de voir entrer des femmes en niqab, ou plus rarement en burqa, dans leur bureau.
Convaincre plutôt que contraindre
« Je n’ai jamais vu l’une d’entre elles refuser de dévoiler son visage, assure Tahir, qui les reçoit à la caisse communale d’action sociale. Au contraire, je n’ai même pas à le demander. Elles se découvrent toutes d’elles-mêmes en arrivant. Dans ces conditions, je ne vois pas pourquoi leur pratique serait incompatible avec les règles courantes de la République, même si à titre personnel je considère qu’il est inhumain pour elles de vivre cachées et coupées du monde. »
Accepter de vivre avec celles que certains taxent de « fantômes » plutôt que les sanctionner, les rejeter comme des personnes inassimilables : c’est le choix qu’a fait Désiré, professeur de biologie à l’université. Pour lui, il est primordial de nouer des liens avec ces femmes, d’aller vers elles. Pour cette raison, il ne voit pas le recours à la loi d’un très bon œil. « Si elles restent chez elles du fait de l’interdiction, elles seront encore un peu plus isolées », argumente-t-il.
Convaincre plutôt que contraindre : ce Français d’origine haïtienne, qui a déjà eu plusieurs fois l’occasion d’échanger avec des étudiantes en burqa, est persuadé que c’est là la voie d’une saine cohabitation. Étroite peut-être, mais, à l’en croire, la seule possible.
« Je me souviens de Binto, qui cherchait un poste dans le secteur de la vente, sans succès. La socialisation, cela passe aussi beaucoup par le travail, et beaucoup d’entre elles en sont coupées. Nous avons eu de longues discussions dans lesquelles je tentais de lui expliquer que son voile était un frein. Certains estimeront que c’est de la discrimination à l’embauche que de ne pas pouvoir décrocher un poste dans ces conditions, mais j’estime que dans un pays où la communication passe beaucoup par le visage, il est impossible d’exercer un métier où l’on doit fidéliser une clientèle. J’ai fini par la convaincre. Elle a renoncé à se voiler et depuis, elle a trouvé une place de responsable à Pier Import. »
Source : La Croix