samedi 23 novembre 2024 01:22

«Nul doute que les Marocains tiennent fortement à leur racine»

Interview du Pr Mohamed Hamadi Bekouchi sur la parution de son livre « Les Marocains d'ailleurs : identité et diversité culturelle », Ed. La Croisée des Chemins, 2010.

Pourquoi un ouvrage sur « Les Marocains d'ailleurs, identité et diversité culturelle » ?

D'abord un clin d'œil affectif et d'attachement pour les « Marocains d'«ici», c'est-à-dire résidant au Maroc, car chacun d'entre eux a au moins 1, 2, 3, voire beaucoup plus de parents installés «ailleurs».On enregistre plus de 5 millions de Marocains vivant aux quatre coins du monde dont presque un demi-million de personnes ayant minimum bac + 4. De ce fait, ces personnes représentent des intelligences inestimables. On est dorénavant des travailleurs intellectuels et de l'esprit.

Ouvrons une parenthèse pour indiquer que les Marocains d'ailleurs constituent une petite nation démographiquement aussi importante que l'Irlande, le Danemark, la Norvège, les trois pays baltes réunis, etc. Cette petite nation compose une mosaïque culturelle qui mérite, à ce nom, d'être mise en lumière.

Comment évoluent-ils, précisément, dans leurs rapports avec le Maroc et aussi avec leurs pays d'adoption ?

Par leur contribution, tant culturel que financière et de plus en plus par leurs compétences, les Marocains vivant à l'étranger contribuent au développement de la société marocaine. Ceci dit, la longévité de leur séjour en terre d'immigration, leur accès à la nationalité des pays d'accueil, leurs aspirations à investir dans l'acquisition de logements en s'installant dans le confort et plus largement, leur adhésion aux pratiques consommatoires occidentales rendent les Marocains visibles dans les différents champs sociaux, économiques et politiques. De plus, chaque institution cherche à les apprivoiser et les inciter à dépenser et à se dépenser davantage...

Quelles sont les transformations sociologiques que les Marocains d'ailleurs ont connues ?

Durant les années 1960-70, les entreprises d'Europe venaient chercher muni militari des troupes de mâles pour la reconstruction économique de leurs pays. Je pense notamment en premier lieu à la France, l'Allemagne, la Belgique et les Pays-Bas. Les rabatteurs du patronat européen regardaient en particulier la fraicheur physique des émigrants, leurs biceps et leur capacité à travailler dans des domaines ingrats comme les mines, l'agriculture, le BTP. Les plus chanceux d'entre eux subissaient, quand même, la chaîne automobile et ses 3/8. Toutefois, les espaces publics leur étaient peu ou totalement interdits, autrement dit, ils étaient obligés de se cantonner dans des foyers ghettos et subir un célibat forcené. Leur seule devise se limita au « boulot-dodo » en ''isolat social''. Aujourd'hui, on a une population composite issue de toutes les régions et les cultures marocaines. On y trouve une très grande majorité de jeunes : plus de 60% ont moins de 25 ans, à peine 2,5% dépassent les 60 ans. Pour comparaison, les personnes de plus de 60 ans des pays du Nord représentent 1 personne sur 6.

On relève aussi un net rééquilibrage socio-démographique entre hommes et femmes; plus de 48% sont de sexe féminin. Soulignons que l'intégration par le sexe profite mieux aux femmes qu'aux hommes, que ce soit dans leur relation de partenaire, dans le travail et aussi dans les médias et le politique. En ce sens, les femmes sont des vecteurs majeurs de développement et de valorisation de l'image des Marocains d'ailleurs, plus encore du Maroc.

Au niveau des catégories socioprofessionnelles, fini le statut pasteurisé d'ouvrier. Nous sommes en face d'une pluralité de populations présentant une multitude de formations et de niveau d'instruction, de qualifications professionnelles et de compétences.
On constate une très forte présence et croissance continues de profils scientifiques, de cadres, d'étudiants en fin de scolarité de masters et de doctorats, des générations montantes issues de l'immigration marocaine en poste ou en âge avancé de scolarisation, des gens d'affaires également des artistes et des sportifs. Toutes ces personnes constituent des groupes en perpétuelle croissance dont la force réside d'une part par la manifestation identitaire mais surtout par la diversité culturelle. C'est une société sociologiquement composite. Ce qui nous laisse dire que les Marocains d'ailleurs évoluent dans tous les secteurs d'activités: PME, multinationales, associations, médias et également dans les établissements publics, plus particulièrement, dans l'enseignement et les collectivités locales.

Connaissant l'attachement des Marocains à leur capital culturel traditionnel, comment ''composent-ils'' à l'étranger avec cet héritage ?

Nul doute que les Marocains tiennent fortement à leurs racines et à leurs cultures. D'ailleurs, leurs pratiques perdurent aisément et de manière continue à l'étranger. Ainsi, on garde un pied sur terre, on s'accroche à l'économie traditionnelle et au savoir-faire et être marocain. Juste au niveau de la région parisienne, on enregistre plus de 3.000 épiceries de proximité, 300 restaurants dont une trentaine hauts de gamme, une centaine de bazars, idem pour les boucheries ''halal'', les agences de voyages et les sociétés organisatrices de fêtes marocaines (mariages, circoncisions, retour de La Mecque...). A cet égard, les réseaux s'étendent et l'industrie des cultures traditionnelles génère des profits. Les jeunes lauréats des grandes écoles de management et de marketing investissent ce secteur d'activité de plus en plus prisé.

Ce qui est certain : plus besoin de revenir ou de faire appel au Maroc pour festoyer. Tout se trouve localement, il suffit comme au ''Bled'' de choisir la qualité et de savoir marchander.

Concrètement, quelles stratégies matérielles les « Marocains d'ailleurs » mettent-ils en place pour vivre leur installation dans la durée ?

Leur style de vie s'inscrit dans des ''logiques consommatoires'', entre autre, ils adoptent la normalisation de la qualité de vie occidentale. Ils s'offrent le confort matériel et tiennent parallèlement à se démarquer par une touche culturelle et des pratiques sociales marocaines qui se manifestent par l'accueil, la nourriture, le salon traditionnel, le vêtement domestique ou lors de grandes cérémonies, par l'art culinaire et les belles tenues, la (les) langue (s) intergénérations, les parfums, les photos familiales, les ustensiles et les objets de décoration…

Comme toute famille occidentale de la classe sociale moyenne, le confort se traduit aussi par l'acquisition de plusieurs postes de télévisions et leur acolyte la parabole, d'appareils numériques, ainsi que d'un ou deux, voire trois ordinateurs et abonnement à Internet. C'est clair : moins ignorant et fermé sur soi que par le passé, on est branché 24h/24 sur le monde, en premier sur le Maroc.

Entre affirmation identitaire, intégration heureuse et assimilation-abandon, comment se positionnent-ils ?

Chaque fois que la durée de vie d'un individu se prolonge hors de son pays, chaque fois que celui-ci arrive à marquer culturellement et socialement son nouveau territoire. Et à chaque fois que sa condition de vie est confortable, il va apprécier et adhérer au style de vie locale en aimant davantage son pays et sa culture d'origine. Telle est l'attitude de 85% des Marocains d'ailleurs. Quelques exemples fortement symboliques : leur fierté lors de la naissance du Prince Héritier Moulay El Hassan en mai 2003, leur solidarité avec les victimes du séisme d'El Hoceima en février 2004 ou leurs actions régulières durant la Semaine de solidarité.

Au Maroc, la société civile est engagée. Elle s'approprie notamment des programmes socio-culturels et économiques délaissés par l'Etat; en est-il de même des « Marocains d'ailleurs » ? S'impliquent-ils dans les associations de leurs lieux de résidence ?

Même si de manière générale la vie associative demeure encore peu organisée, peu efficace, il existe une certaine dynamique associative des Marocains à l'étranger. Cela les insiste à jouer un rôle notable en faveur des populations défavorisées marocaines en menant des actions de développement social et de coopération permanente, et ce en coordination avec leurs homologues locaux.

Ceci étant dit, très longtemps, surtout durant les années de plomb, les Marocains de l'étranger n'avaient pas le droit de s'exprimer, pire encore, les militants politiques et syndicats étaient enfermés, voire éliminés de la carte. Depuis le milieu des années 90, une foultitude d'associations a vu le jour. On s'engage au sein d'associations spécifiquement marocaines, d'autres préfèrent naviguer dans des sphères plus larges et hautement universelles. On est conscient que seul l'engagement dans des partis politiques, des syndicats et des associations qui payent, au sens, où ils permettent à une personne, comme à son groupe d'exister, d'être écouté et de s'affirmer, prend du sens.

Reste que rares, très rares les associations des Marocains d'ailleurs qui offrent des activités intéressantes, par conséquent, elles sont très peu suivies. Eparpillés, voulant chacun créer sa propre sa chapelle, les responsables des associations se perdent et gaspillent énormément de leur énergie en débats stériles. Ajoutons à cela que les associations manquent de moyens humains et organisationnels mais surtout de projets concrets. Résultat : « circuler, il n'y a rien à tirer de consistant ni d'instructif ».

Et le Maroc dans tout cela, quelle est sa stratégie politique vis-à-vis des Marocains d'ailleurs ?

Beaucoup d'efforts ont été réalisés depuis quelques années dans les transports maritimes, l'accueil frontalier, les services administratifs et l'organisation des festivals. Par contre, niet pour le foncier, l'investissement économique dans les secteurs émergents, l'éducation et la culture des enfants. Il est vrai qu'une armada d'intervenants institutionnels, dont chaque membre joue sa partition en solo, ne facilitent guère la mise en chantier de stratégie politique intelligente. Les Affaires étrangères, l'Intérieur, l'Education nationale, les Habous, le Conseil consultatif des Marocains... la Fondation Hassan II pour les MRE, la Fondation Mohammed V et un tas d'autres organismes publics mais aussi privés, notamment les banques, rendent très compliqué tout programme social clair et durable en faveur des Marocains résidant à l'étranger.
Dans ce cas, l'écoute de la part des institutions marocaines ne peut être que partielle et très peu efficace. Franchement, on bricole comme on peut, ainsi la ''procrastination'' ronge les pouvoirs publics, la stratégie et l'action politique demeure un pis-aller.
Comment pouvez-vous définir les Marocains d'ailleurs? Quelle pourrait être leur influence dans leur pays d'origine?

Ce sont des passeurs culturels et de la connaissance, aussi développeurs de réseaux et de lobbies efficaces. Ils constituent un ensemble cohérent de groupes de croissance, des diasporas. Le flou et l'absence de coordination entre ministères et autres établissements publics déstabilisent énormément les intelligences des Marocains d'ailleurs. Trop les solliciter n'importe comment et dans n'importe quel sens les décourage et fait fuir les meilleures volontés. Ce qui nous amène à insister sur le fait que le gouvernement et les différents intervenants dans ce secteur clarifient leur attitude en proposant une stratégie politique cohérente à visée lointaine. Or, bien informés, bien écoutés et bien motivés, ils sont capables d'escalader les montagnes les plus hautes… et réaliser de nouvelles merveilles.

D'après vous, quelles sont les grandes tendances dans les décennies à venir 2020 et 2030 ?

Tous vont être touchés par l'appétit du savoir et de la connaissance, seule et unique porte pour espérer avoir des compétences et du travail rémunérateur. Une deuxième aspiration consiste à construire un mode de vie confortable matériellement avec une empreinte culturelle et de pratiques sociales maroco-occidentales.

On restera sans exception accroché à une certaine tradition, on délaissera la famille élargie, nonobstant, niet à l'auberge espagnole, on s'attachera à la famille nucléaire dont le statut des partenaires sera celui d'un couple et non plus celui de mari et d'épouse ; un intérêt et un investissement plus fort pour l'éducation des enfants de 3e et 4e générations. Enfin, plus d'espaces pour l'apprentissage de l'arabe, une relation qualitative avec le Maroc et ses cultures sera la tendance.

En 2015, tous les jeunes issus de l'immigration marocaine auront acquis la nationalité de leur pays adoptif. Intériorisant très tôt leur citoyenneté, leur engagement politique se généralisera et leur participation aux élections dépassera la moyenne des autochtones. Au niveau éligibilité, leur nombre sera significatif sans pour autant être proportionnel par rapport à leur engagement.
Nés en même temps que le virtuel et Internet, intériorisant la pratique des nouvelles technologies en bas âge, les jeunes vont démultiplier leur relation affective et aussi de travail via le virtuel. Les réseaux évolueront avec la famille et les institutions marocaines mais aussi de façon inter-marocaine à l'étranger. Les mobilités s'orienteront vers d'autres pays que le Maroc, là où se trouve un proche parent ou des amis.

Structurellement, on peut dire que le Maghreb se construit hors de ses frontières. En plus des mariages et des vies en couple intermaghrébins, on créera des entreprises où on trouvera un actionnaire algérien, un concepteur marocain et un manager tunisien; idem pour les associations avec un président marocain, un Tunisien trésorier et un Algérien permanent. Ce changement de mentalités et de pratiques relationnelles concerne autant les femmes que les hommes.

Viscéralement nomade, de surcroît évoluant dans une ambivalence interculturelle et de paradigme, ils privilégieront le multi-résidentiel : un aller et retour entre leurs deux pays. On aime bien être « ici », un peu «ailleurs» et vice-versa. Sans que ce soit une exception concernant uniquement les plus aisés. Chacun s'offre en fonction de ses moyens, de son temps et de son gré, le luxe de la multi-résidentialité et de ses jouissances. Quelque part, ils seront plus qu'aujourd'hui touchés par le germe affectivo-culturel de la dualité éternelle des espaces protagonistes ; un désir instinctif de vouloir rester présent, d'exister « ici et ailleurs » ! Une manière concrète et heureuse pour affirmer que l'interculturel et la mondialisation des Marocains d'ailleurs est juste à ses débuts.

Pour terminer, professeur, vous êtes vous-même un Marocain d'ici et un "Marocain d'ailleurs". Est-ce qu'on peut parler de vous, comme on peut parler d'une certaine catégorie d'individus inscrits dans des flux migratoires hyper-actifs, en termes de citoyen du monde?

Plus que jamais, je sens et je vis de manière organique mon statut de citoyen de monde. Quel privilège ! Une citoyenneté qui s'est construite intellectuellement dans la douleur et la quête de soi avec une remise en cause continue et distante dans une relation interactive avec l'autre, l'étranger. Et chaque fois, avec humilité et tempérance, je vais sans a priori ni jugements de valeurs, à la découverte et à l'appréciation des autres cultures humaines et sociales qui me paraissaient, auparavant, très lointaines, voire opposées à la mienne et à mon style de vie.

Il est vrai aussi que les grandes inquiétudes de l'uniformatisation et de la dépersonnalisation sociale et de la pensée, de la croissance des inégalités entres les gens, les pays riches et les autres, le non-respect des droits de l'Homme et plus généralement par l'hémorragie sanglante de toutes espèces de pollution m'interdisent de regarder le train de la mondialisation et de sa cargaison d'effets pervers rouler sans bouger, sans réagir.

Finalement, chaque fois que je prends conscience d'une injustice ou que je m'engage pour une cause « ailleurs », je me sens davantage plus « ici » hyper-actif dans ma contrée… dans mes contrées.

Source : Le Matin

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