Si l’on a été déçu par tel recueil d’articles de Mohammed Khaïr-Eddine dont il est difficile de ne pas reconnaître que la publication posthume ne s’imposait nullement en l’état, on se réjouit de la parution d’un recueil de textes de l’auteur d’Agadir , réunis et présentés par Abdellatif Abboubi «L’Enterrement et autres proses brèves 1963-1994» (Art et Arts / William Blake and Co. Edit.2009). En fait, l’éditeur bordelais n’est autre que le poète Jean-Paul Michel, dédicataire d’«Agadir» et le plus ancien et le plus sûr des amis qu’eut en France Khaïr-Eddine durant les longues années qu’il y passa.
«L’Enterrement» parut en juin 1966 dans la revue Preuves qui avait organisé un Prix de la nouvelle maghrébine. Le lauréat Khaïr-Eddine fut d’autant plus heureux de ce prix qu’à ce moment précis, expliquait-il dans une interview accordée en 1974 à la revue syrienne Al Mawkif Al Adabi: «je n’avais rien pour vivre».
En tout cas, la vie est là, dans ce premier texte donné à Preuves. Une vie d’émerveillement et de hantise, celle d’un enfant dont l’auteur recrée l’univers en hommage à une tante défunte. Le courage et les savoirs des femmes sont salués en même temps que les paysages sont dessinés, les animaux traqués. La vessie d’un bœuf sert de jouet dès lors que l’enfant y propulse son souffle. L’écrivain, certes, n’en manque pas, de souffle:«C’est ainsi que j’ai découvert la montagne. C’était bien ce que j’avais déjà pensé; que j’irais un jour plus loin que chez moi …» Déjà, dans un récit d’enfance, il se posait en aventurier, en initié. Il y a dans ce texte une fraîcheur, une émotivité et une tendresse qui donnent envie de le proposer à l’attention de tous. La violence des sentiments et des actes de l’enfant est nimbée de surnaturel; l’humour tranchant fait accéder à des réalités pulsionnelles et le bout du bout du débat, si l’on ose dire, apparaît : «un jeu passionnant où l’on meurt, paraît-il, l’un dans l’autre, sans tout à fait disparaître, puisque le corps était la cause de tout».
Dans un texte de 1976, K-E note que si âne vient du latin asinus, «asnous» est en chleuh l’appellation de l’ânon. Il demande «Où est la différence?» avant de proclamer : «L’écrivain véritable est toujours étranger à la langue dans laquelle il écrit.» Ce paradoxe indique en fait qu’une inquiétante étrangeté est constamment au travail dans la création littéraire.
Abdellatif Abboubi s’est sûrement régalé du texte intitulé «Sauver les poissons». Je me souviens fort bien de ce superbe numéro spécial des Nouvelles Littéraires qui prouvait que les poissons font des ronds dans les encriers et pas seulement dans un bocal. K-E écrit:«Je voulais sauver ces poissons et non les manger».
Le lecteur découvre «Le retour au Maroc» paru dans la revue Ruptures, à Casablanca, en 1981:«Et qu’as-tu gagné de ce brusque retour, opéré sans doute sur un coup de tête? Pas des châteaux ni une place au soleil, que je sache, mais la liberté de courir intensément ces solitudes impeccables qui ont toujours nourri mon œuvre…». C’était il y a près de trente ans et K-E écrivait:«On ne peut indéfiniment vivre sur une culture du passé transformée en folklorité pour touristes (…) et se dire qu’on a la culture. Oui, il faut sauver ce patrimoine. Mais il faut également aider la jeunesse qui s’exprime à mieux parfaire ses armes intellectuelles, à poser les bases d’une culture actuelle…». Des propos imparables.
Il y a aussi l’hommage à la grand-mère :«Elle allait sarcler les jardins potagers dans la vallée, à deux ou trois kilomètres de la maison». La main qui recopie voudrait continuer. Ainsi, de page en page, durant toute ma lecture, le désir permanent de la partager.
Ah! comme K-E sut décrire un certain Paris : «La cloche ronflait et cuvait une cuite carabinée: biture qui exalte le laissé-pour- compte et le philosophe ordinaire qui ne voit dans la société qu’une mer agitée et pleine de brisants capables d’éventrer une vie de petits besogneux valeureux, certes, mais parfaitement fragiles».
Le meilleur Khaïr-Eddine est là: un écrivain lucide, intelligent comme pas deux, et généreux dans ses intuitions. La place manque pour évoquer chacune de ces vingt-deux belles portes d’entrée dans une œuvre ardente et hardie. Au fond, le seul «successeur» de Khaïr-Eddine n’est pas un écrivain. C’est Hicham Benohoud, le photographe surréaliste de La salle de classe (Tarik / Editions de l’œil, 2001).
17 septembre 2010
Source : Le soir Echos