jeudi 4 juillet 2024 04:29

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Identités de papier

Nouvelle pièce à verser au dossier ouvert, à l'automne 2009, sur l'identité nationale, le décret du 11 octobre corrige les dispositions de la loi de 1993 en fixant désormais le niveau de langue requis pour prétendre à la nationalité française. La mesure retiendra les historiens qui s'attachent à remettre du sens dans un chantier où la charge émotive le dispute à la passion partisane.

Deux titres, cette rentrée, interrogent ces identités de papier qui semblent aussi difficiles à acquérir qu'à établir. Conseils aux impétrants, prodigués par l'historien Saber Mansouri, ou plongée dans l'archive pour combler une mémoire paternelle trouée, du psychanalyste Ali Magoudi.

Depuis le XIXe siècle, chaque peuple se définit en imaginant son destin afin de le construire. "Pour fonder une nation, il faut un cimetière et un enseignement de l'histoire", prônait le Barrès de Scènes et doctrines du nationalisme. L'historien est moins docile face à ces injonctions. Ainsi Jean-Pierre Gutton s'en tint à pointer les étapes et les moyens mis en oeuvre pour identifier les habitants, sujets puis citoyens, dans l'espace français, du Moyen Age à nos jours (Etablir l'identité, PUL, 2010). Etranger aux enjeux idéologiques qui agitaient les médias, il précisait le rôle capital de la production de documents pour attester l'identité de tout individu sitôt que le témoignage humain ne pouvait en dispenser.

Etre, c'est avoir des papiers. Et la chasse ouverte à ceux qui ne peuvent en produire des légitimement établis et délivrés (car l'audace des postulants à l'identité nationale comme la cupidité de ceux qui font commerce du faux n'ont pas de limites !), rappelle que le b. a. -ba de l'identité, c'est la trace écrite que valide l'Etat. Mais comment être en règle aujourd'hui ?

Elève de Pierre Vidal-Naquet, Saber Mansouri interroge les documents officiels proposés aux étrangers candidats à une immigration choisie pour définir l'identité française telle que la rêve le pouvoir en place. Lui, Tunisien admis dans la communauté nationale depuis deux décennies, s'effare de la course d'obstacles qui attend celui qui, aujourd'hui, voudrait connaître la même chance. Délivrant ce qu'il nomme un "oracle" - "une merveille qui ne se discute pas, dit la promesse, la voie et le recommencement" -, l'historien met en garde celui qui souhaiterait être un "Français accompli". Comme les apostrophes narquoises ("Cher immigré choisi, nous comptons sur vous pour réapprendre la République. Nous avons définitivement désappris la res publica"), les conseils de Mansouri au courageux candidat font sourire : évitez les lieux trop passants pour ne pas attirer l'attention des policiers, sélectionnez la presse qui facilitera tant votre information que votre intégration, mais attendez-vous à voir vos sujets de recherche retoqués s'ils ne renvoient pas, peu ou prou, à votre origine ("Dionysos et la transe en Afrique subsaharienne", "Simone de Beauvoir et la condition féminine afghane", "la fin de la IVe République en France et le départ de Ben Ali : éléments de comparaison"... )

Ces mises en garde ne sont rien cependant au regard de l'effrayant discours de l'Etat. Rien de plus cruel que de citer - si abondamment que c'en est vertigineux - les consignes officielles. Le réquisitoire est sans appel. Et l'historien qui observa naguère Athènes vue par ses métèques (Tallandier, 2011), avec un sens de la concordance des temps qui révèle sous le chercheur le citoyen engagé, met en garde contre l'imposture d'un discours politique qui se renie ("dans la France qui décide et pense, les mots ne disent jamais la chose"), dénonce le sens nouveau que prend le papier qui fait l'identité quand il ne désigne plus le réel mais entend le contraindre.

Paradoxalement, c'est un autre intellectuel en rupture de genre qui renoue avec la démarche de qui dépouille l'archive pour atteindre une vérité humaine réduite à quelques lignes éteintes. Psychanalyste et écrivain, Ali Magoudi est lui aussi un exemple de cette immigration choisie. Né d'un père algérien et d'une mère polonaise, il ne s'est pas contenté d'interroger en spécialiste les figures de Mitterrand, Chirac et Sarkozy, mais a déjà questionné son propre statut (Le Monde d'Ali. Comment faire une psychanalyse quand on est polonais, chirurgien, arabe, élevé dans le Sentier, Albin Michel, 2004). Aujourd'hui son enquête s'avère plus périlleuse encore.

C'est que l'objet d'Un sujet français n'est pas seulement d'atteindre une vérité intime, de restaurer le parcours d'un homme dont la trajectoire mouvementée est "un véritable roman". Des soixante-dix ans que vécut son père, Abdelkader, Ali Magoudi ne connaît que les deux dernières décennies. Entre sa naissance en Algérie, en 1903, et l'installation de la famille à Paris, un jour de 1953, rien - ou presque. Sinon de rares confidences que les membres de la fratrie ne confirment pas. Des reliques si minces qu'elles tiennent dans une boîte à chaussures. Des indices disparates dont chaque réexamen modifie l'interprétation.

Soucieux de prendre congé d'un père qui ne soit pas un fantôme, l'auteur se lance dans une enquête dont il commente les difficultés, la vanité possible, la fragilité des fruits aussi. Si, peu à peu, il le découvre matelot mécanicien, bon technicien et bien noté, les zones d'ombre persistent et l'archive dévoile autant de vertiges que de clartés. Au hasard des recoupements, une révélation intime : une première famille, parfaitement occultée, refait surface, avec deux frères dont il ignore tout ; et un angle mort de l'histoire : une communauté juive gommée d'un village polonais qui n'a pas gardé la mémoire de cette saignée...

Ce récit troué importe moins que la démarche mise en oeuvre pour la reconstituer. Comme un nageur plongeant en apnée vers des profondeurs sans lumières, Magoudi conjugue la mémoire de l'archive et celle du psychanalyste qu'il ne peut cesser d'être, et qui est la propre matière littéraire du livre. Là où les bribes d'officialité glanées aux archives départementales (les stèles des cimetières, les fichiers des tribunaux de commerce ou les registres d'un hôpital de banlieue) esquissent une chronologie relative, la mémoire des témoins bouscule la légende familiale, brouille les souvenirs, épuise les certitudes.

Au fil de l'enquête, la figure du père sort de l'ombre cependant, sans vraiment prendre la lumière. Mais les silences choisis, s'ils n'ont que des causes conjoncturelles, pointent l'incapacité à assumer des conflits familiaux, un "statut d'indigène", une fascination pour une idéologie de l'ordre aux relents suspects... Autant de lacunes majeures qui interdisaient la transmission d'un passé familial, voire d'une identité franche.

Archives et psyché, l'exploration des deux mémoires s'avère une aventure de l'extrême. Histoire de fluidité, d'inspiration, de souffle donc. Sans doute en faut-il du souffle pour retrouver la vie dans le cimetière de l'archive. Comme il est nécessaire d'en avoir pour mettre en garde contre le formatage des identités.

Des papiers pour exister. Face à la loi : c'est le plaidoyer de Mansouri. Contre l'oubli des origines : la quête de Magoudi. Un challenge complémentaire pour deux athlètes candidats à l'exploit.

20/10/2011,Philippe-Jean Catinchi

Source : Le Monde

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