lundi 25 novembre 2024 12:49

France : Projet de loi immigration entre le juge judiciaire et le juge administratif

La justice française est, pour des raisons historiques, coupée en deux : justice judiciaire et justice administrative. Les juges administratifs sont majoritairement représentés par le Syndicat de la juridiction administrative (SJA), qui s'exprime ici. Le SJA est opposé à l'actuel projet de loi sur l'entrée et le séjour des étrangers. Certes, ce projet de loi constitue, pour partie une transposition de la directive européenne "retour" du 16 décembre 2008, mais pour partie seulement. Puisque tout n'est pas couvert par la directive, le débat en France reste ouvert.

LE JUGE JUDICIAIRE TOUCHÉ

Les deux ordres de juridiction, qui se partagent le contentieux des étrangers, sont tous les deux concernés par la réforme. Le tribunal administratif (TA) est compétent pour le refus de séjour, l'obligation de quitter le territoire français (OQTF) et la décision initiale de placement dans un centre de rétention administrative. L'autorité judiciaire étant la "gardienne de la liberté individuelle", le juge des libertés et de la détention (JLD) est compétent pour la prolongation de la rétention.

Ce système fonctionnait assez bien : les escortes de police et les greffes des deux juridictions avaient acquis l'expérience de la nécessaire coordination des procédures. Mais après la libération par le JLD de ressortissants afghans interpellés lors du démantèlement de la jungle de Calais, ce partage des compétences a été critiqué par le président de la République dans un entretien au Figaro du 16 octobre 2009. Celui-ci a souhaité une unification de la procédure devant un seul juge. Cette réforme sonnait comme une punition infligée au juge judiciaire accusé d'annuler de nombreuses procédures. Cette réforme de l'unification aurait cependant nécessité une révision constitutionnelle et a été provisoirement abandonnée.

Avec le projet de loi Besson, la réforme avortée de l'unification du contentieux des étrangers refait surface de façon insidieuse. Par un dispositif chronologique astucieux, l'intervention du JLD se révélera sans intérêt en pratique : le juge judiciaire est sournoisement contourné. Le gouvernement veut, en effet, porter de 48 heures à 5 jours le délai de la rétention administrative initiale non soumise à l'autorisation préalable du JLD. Donc, pendant ce délai, les conditions de l'interpellation ne feront pas l'objet d'une décision judiciaire, ce qui laisse le temps à la préfecture d'organiser le départ de l'étranger. L'autorité judiciaire est ensuite éclipsée. Le chêne de justice est un peu taillé en bonsaï comme pour décorer l'Etat de droit.

L'idée qui sous-tend la réforme n'est pas flatteuse pour le juge administratif qui est considéré comme moins "gênant" que le juge judiciaire par le gouvernement. Pourtant, le juge administratif a conquis de haute lutte une indépendance qui ne lui est pas encore garantie par la Constitution. Le juge administratif va de nouveau passer pour un serviteur de l'administration plutôt que de la loi. Le sous-entendu selon lequel nous serions plus "conciliants" avec les préfectures que le juge judiciaire porte atteinte à notre honneur de magistrat. Cette idée fausse tient à la différence des taux d'annulation. Mais les deux juges ne contrôlent pas l'application de la même législation : le juge administratif doit appliquer une législation sur le séjour des étrangers qui est relativement rigoureuse, alors que le juge judiciaire applique la procédure pénale en matière de contrôles d'identité, laquelle est plus protectrice.

LE JUGE ADMINISTRATIF COULÉ

La mise hors jeu du juge judiciaire par le projet de loi Besson, va provisoirement créer un vide juridique. Le juge administratif va être conduit d'une façon ou d'une autre à s'emparer du dossier du contrôle d'identité. Ce qui est certain, c'est que le contentieux administratif de la décision initiale de placement en rétention, qui était jusqu'à présent marginal, va connaître un engouement inattendu. L'escamotage du juge judiciaire va donc entraîner un transfert de charge très important au juge administratif qui est déjà très fortement sollicité.

Mais il y a pire. La précédente réforme, à savoir la loi Sarkozy du 24 juillet 2006 complétée par la loi Hortefeux du 20 novembre 2007, avait compliqué la procédure administrative tout en imposant au juge administratif un délai de trois mois pour juger les refus de séjour. L'effet de la réforme est aujourd'hui indiscutable : le contentieux a augmenté et le but de respecter le délai de trois mois a été atteint au détriment des autres matières.

Or, la nouvelle loi complexifie encore davantage le système. Elle crée de nouvelles décisions comme l'interdiction de retour sur le territoire français et son abrogation, en relation avec une autre nouveauté : la décision de ne pas accorder le délai de départ volontaire de trente jours. Il n'y a pas eu d'étude d'impact sur le contentieux administratif. Il est pourtant certain que la réforme aura un impact encore plus lourd que la précédente. Pourvu que cette bataille navale ne soit pas occultée par des questions plus médiatiques comme la déchéance de nationalité, car l'accès au juge pour les étrangers n'a pas moins d'importance, de même d'ailleurs que la possibilité pour tous les autres justiciables de voir leurs affaires jugées dans des délais raisonnables.

Laurent Gros, Syndicat de la Juridiction Administrative En charge des questions de droit des étrangers.

Source : Le Monde

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