Près de 20 000 migrants ont été sauvés de la noyade au large de l’île de Lampedusa par la marine militaire italienne depuis octobre dernier, date à laquelle fut lancée l’opération « Mare Nostrum ».
Ce bilan, aussi encourageant soit-il, pose une question : les initiatives nationales comme celle-ci viennent-elles pallier les manquements de l'agence européenne Frontex ? Témoignent-elles que les Etats européens s'arc-boutent sur leurs prérogatives et rechignent à déléguer au niveau de l'UE ? L'agence, responsable de la coordination des activités des gardes-frontières des Etats membres, est très souvent l’objet de critiques. À raison ? Eléments de réponse avec Sarah Wolff, maître de conférence à Queen Mary, University of London, et spécialiste de la politique migratoire de l'Union européenne.
JOL Press : Dans quel contexte et dans quel but a été créée l’agence Frontex ?
Sarah Wolff : La création de Frontex a eu lieu alors même que les frontières de l’Union européenne (UE) étaient sur le point d’être étendues avec l’élargissement à dix nouveaux Etats membres en 2004.
Frontex a pour mission d’améliorer le contrôle des frontières extérieures de l’UE. Il est important de souligner que les Etats membres de l’UE ont la responsabilité légale du contrôle des frontières extérieures, même avec la création de Frontex. Cependant l’agence permet de mieux coordonner le travail des gardes-frontières.
Lors du débat sur la création de Frontex, la possibilité de créer un Corps européen de gardes-frontières avait été débattue, soutenue par la Commission européenne. Cette option avait été finalement abandonnée au vu des réticences des Etats membres d’opter pour une solution qui limitait leurs prérogatives régaliennes.
JOL Press : A chaque naufrage de migrants, la responsabilité est pointée sur Frontex. Pourquoi ?
Sarah Wolff : Frontex est une agence qui cristallise les échecs de la politique migratoire de l’Union européenne. Les gouvernements européens pointent souvent du doigt Frontex qui constitue un bouc-émissaire bien utile pour pallier leurs propres défaillances. Frontex est le cache-misère d’une politique migratoire européenne en souffrance, qui s’est limitée au développement d’une vision sécuritaire de l’immigration - l’image de l’Europe « forteresse ».
Les moyens à mettre en œuvre pour aider les pays voisins de l’UE à s'attaquer aux causes de l’immigration, comme le chômage, les conflits, la désertification ou bien l’absence de démocratie ont été sous-estimés.
La coordination avec l’aide au développement ne donne des résultats que dans le moyen-long terme, une perspective temporelle souvent en inadéquation avec les priorités électorales des gouvernements européens.
JOL Press : Frontex permet-elle au moins de sauver des vies ? Si le sauvetage était une priorité – comme le droit de la mer l’exige –, déplorerait-on autant de naufrages entre la Libye et Lampedusa ?... Quelle est l’évolution des chiffres des migrants morts ?
Sarah Wolff : Oui, les activités de Frontex permettent de sauver des vies. Suite à l’épisode dramatique de l’automne 2013 au large de Lampedusa, l’opération Mare Nostrum a été mise en place pour contrôler mais également faire du sauvetage en mer.
Malte et l’Italie, qui souhaiteraient davantage d’aide financière et de solidarité à leur égard, ont cependant aussi été contre l’établissement de règles communes sur le sauvetage en mer proposées par la Commission Européenne.
Un des points d’achoppement est le lieu de désembarquement des migrants, et donc, bien sûr, de l’accueil des migrants sur leur territoire, ainsi que l’examen de leurs demandes d’asile. L’Italie et Malte se renvoient régulièrement cette responsabilité.
Le Parlement Européen devrait procéder à un vote sur ce nouveau texte en avril.
JOL Press : Selon certaines ONG, Frontex criminaliserait l’assistance portée aux boat people à destination de l’Europe. L’agence viole-t-elle réellement ainsi le droit maritime ?
Sarah Wolff : Légalement, Frontex n’a pas la possibilité de criminaliser l’assistance portée aux boat people. Il s’agit d’une prérogative des Etats membres qui, en fonction du droit criminel national, prévoient des sanctions qui varient d’un pays à l’autre.
Ainsi, en France, le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile stipule dans son article L622-1 que « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d'un étranger en France sera punie d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 30 000 Euros ».
Le nouveau texte législatif en débat au Parlement européen, qui souhaite établir des mesures contraignantes sur les opérations de recherche et de secours, spécifie que l’aide portée par un capitaine et son équipage lors d’une mission de sauvetage ne devrait pas être criminalisée. Cependant, ce texte doit également être approuvé par le Conseil de l’UE, qui représente les Etats membres. Malgré cette initiative, il existe un risque que le plus petit dénominateur commun ne l’emporte au final.
JOL Press : Des ONG accusent Frontex de traitements dégradants. Est-ce vrai ?
Sarah Wolff : Lors d’opérations coordonnées par Frontex il se peut que des « incidents » aient lieu ; il existe donc un système d’alerte interne pour le signaler.
Le problème est bien entendu que les autres Etats membres témoins d’un tel incident de la part de collègues d’un autre Etat membre souhaitent le mentionner. Selon Human Right Watch, en 2010, une mission de Frontex a reconduit des migrants qui ont subi des traitements dégradants et humiliants en Grèce.
Coordonnant ce genre d’opérations, Frontex ne peut ignorer sa responsabilité morale et légale. Lors de la révision du mandat de Frontex, en 2011, de nouvelles mesures ont été prises pour renforcer les droits fondamentaux. Afin de ne pas perdre de sa crédibilité et de sa légitimité, il faut donc que Frontex mette en œuvre sérieusement ces nouvelles mesures.
JOL Press : Que penser de la collaboration imposée par l’Europe aux pays de transit des migrants (Libye, Algérie, Tunisie, Maroc) afin qu’ils jouent le rôle de gardes-chiourmes et dissuadent les migrants de prendre la route du nord. Certaines ONG affirment que cela se ferait au prix de rafles, d’arrestations, de mauvais traitements et de séquestrations...
Sarah Wolff : En effet, de nombreux rapports d’ONG ont dénoncé les pratiques des Etats du Maghreb, qui souvent jouent le rôle de « gendarmes » pour le compte de l’Europe. Bien, qu’officiellement, ces Etats dénoncent cette cooptation de l’UE, la situation sur le terrain est parfois alarmante pour les migrants.
Ainsi, Médecins sans Frontières a-t-il publié un rapport qui dénonce l’absence de cadre légal protégeant les immigrés aux Maroc, et notamment la violence envers les immigrés d’origine sub-saharienne par les autorités marocaines et espagnoles, qui souvent patrouillent conjointement les frontières maritimes ou terrestres dans le cas de Ceuta et Melilla.
Il s’agit là d’un point crucial sur lequel l’UE, qui se prévaut de défendre les droits de l’homme dans le monde, doit montrer l’exemple. La coopération en matière de gestion des frontières avec des pays tiers doit suivre ces principes si l’on veut que la politique migratoire commune de l’UE reste légitime aux yeux du monde et des citoyens européens.
Les migrants et demandeurs d’asiles dans ces pays sont bien souvent démunis face à des pays qui ont également criminalisé l’immigration irrégulière et où le droit d’asile est parfois inexistant.
JOL Press : Il y a-t-il réellement la possibilité laissée aux migrants de déposer un dossier de demande d’asile ?
Sarah Wolff : Le demandeur d’asile qui fait sa demande a la garantie que des règles communes doivent être appliquées par l’Etat membre où il fait sa demande. Ces règles européennes concernent son éligibilité au droit d’asile, les conditions d’accueil et règlementent également la procédure de demande d’asile.
Le Bureau européen d’appui en matière d’asile, créé en 2010, a pour but d’aider les Etats membres à faire en sorte que cette coopération devienne réalité en pratique.
Les Etats-membres sont en effet assez inégaux face aux demandes d’asile. Des pays comme la France ou l’Allemagne ont reçu en 2011 respectivement 18,92% et 17,60% du total des demandes d’asiles faites en Europe. Par contre, un pays comme Malte, reçoit un nombre disproportionné de demandes d’asiles (4526 demandes en 2011, alors même que la population maltaise n’est que de 418 366 habitants).
La notion de solidarité entre Etats membres est donc clé pour que le système fonctionne correctement. Cependant, il subsiste des pratiques qui vont à l’encontre du droit européen. La Grèce, qui se trouve au premier point d’entrée pour l’immigration irrégulière, est souvent montrée du doigt pour son incapacité à traiter les demandes, voire à dissuader les demandeurs d’asiles de déposer leur dossier.
La Cour européenne des droits de l’homme a également condamné la Belgique et les Pays-Bas en 2011 qui, en vertu de la Convention de Dublin, avaient renvoyé des demandeurs d’asile afghans en Grèce, pays responsable pour examiner leur requête selon la Convention de Dublin. Les deux Etats ont été condamnés car ils avaient retourné ce demandeur d’asile en Grèce où ses conditions de détention étaient dégradantes et humiliantes.
JOL Press : Selon certaines ONG, Frontex ne surveille plus uniquement les eaux européennes mais les eaux des pays d’origine des migrants. Assiste-t-on à une externalisation de la politique migratoire européenne ?
Sarah Wolff : Frontex a conclu des accords opérationnels de coopération avec des pays tiers qui lui permettent d’organiser des patrouilles conjointes. En 2012, ce type d’accord a été conclu avec le Nigeria et l’Azerbaïdjan.
Il existe donc en effet une externalisation de la politique migratoire européenne qui coopte des Etats tiers dans la gestion des frontières européennes. Ces accords font souvent partie de négociations plus globales avec les pays tiers et l’accès à l’aide au développement, et les négociations pour la libéralisation des visas sont souvent conditionnées à une coopération avec Frontex et à la conclusion d’un accord de réadmission.
JOL Press : Pour lutter contre l’immigration illégale, l’Europe pourrait-elle se priver de Frontex ?
Sarah Wolff : Frontex est un instrument de coordination de la gestion des frontières. Sa valeur ajoutée opérationnelle pour les Etats membres réside dans sa capacité d’analyse des risques migratoires et le fait qu’elle coordonne les opérations des Etats membres. Un simple réseau européen des gardes-frontières pourrait suffire.
Mais la création de Frontex répond à un compromis entre l’ambition de créer un véritable corps unique de garde-frontière européens, qui aurait dès lors une vraie valeur symbolique, et les réflexes souverainistes des Etats membres qui préfèrent garder le contrôle sur une agence européenne et l’instrumentaliser en fonction de leurs stratégies politiques.
A long terme, toutefois, le fait que des gardes frontières travaillent et soient formés ensemble, échangent des bonnes pratiques et tirent des leçons communes de leurs échecs devrait favoriser l’émergence de cet esprit de corps dont l’Europe pourrait être fière dans le futur.
Le problème principal de Frontex est que l’agence est au cœur de débats politiques nationalistes qui participent à l’émergence de l’extrême droite souvent eurosceptique. Travailler sur l’esprit de corps des gardes-frontières et de leur mission commune de sauvetage et de contrôle des frontières dans le respect du droit des migrants devrait permettre de surmonter ce paradoxe. Cela ne se fera pas du jour au lendemain et demande du temps.
Frontex, ainsi que la politique migratoire européenne, sont des créations très récentes, Il a fallu plusieurs siècles aux Etats européens pour construire les politiques migratoires et de contrôle des frontières.
Propos recueillis par Coralie Muller pour JOL Press
14/4/2014, Coralie Muller
Source : jolpress.com