Grâce à la fée numérique, la terre entière peut voir une remarquable « exposition virtuelle », c’est-à-dire en ligne, réalisée par Génériques, sur les luttes des immigrés entre 1972 et 1983. Une première et déjà un coup de maître qu’il faut saluer. Louisa Zanoun (responsable du pôle scientifique et culturel de l’asso) en est l’auteure. On s’est entretenu avec elle pour en savoir plus.
L’iconographie est remarquable -on en attendait d’ailleurs pas mois de Génériques, dont c’est la spécificité (les archives visuelles de l’immigration, notamment maghrébine : affiches et journaux en particulier). Les vidéos apportent de vraies respirations. Les textes sont courts, mais clairs et précis, donnant des infos parfois peu connues. Et le tout dans un écrin technique de première classe, nouvel outil fourni par l’incontournable Google. Cette œuvre, dont le titre « Mouvements et luttes des immigré-e-s contre les discriminations et pour l’égalité », fleure bon le vocabulaire d’extrême-gauche, est cependant un objet unique en son genre… et surtout très agréable à « visiter », depuis son fauteuil. Bienvenue dans le nouveau monde des expos 2.0 !
Une expo pour la mémoire de toute la France
« Cette expo rentre dans le cadre d’un travail plus général que fait Génériques sur la mémoire des luttes », précise Louisa Zanoun. Un travail qui doit par ailleurs être déposé aux archives nationales, un pas d’une importance historique et symbolique cardinales, l’enjeu étant tout simplement de faire enfin rentrer l’histoire de l’immigration dans le patrimoine national. « On fait ça pour que ces archives, parfois détenues par des militants de ces luttes, profitent à tous. Ca n’est pas toujours facile : il peut être compliqué de donner des documents qui font partie de l’histoire intime des gens. Parfois, il y a une vraie confiance, comme pour les photos de Joss Dray. Avec d’autres, c’est plus compliqué : tout ça devient une chose publique. Or, l’Etat n’est pas toujours bien vu… »
Merci Google ?!
En tous cas, ce qui saute immédiatement aux yeux, c’est la fluidité de la narration et du déroulement de ce travail. Google a mis en place ce système en France fin 2013. « C’est Google qui nous a contacté, confie Louisa. Ils contactent les institutions patrimoniales comme la Bibliothèque nationale, la Louvre, les Châteaux de la Loire pour leur proposer cet outil, et ils étaient tombés sur nos archives sur Odysséo. Mais on avait ce projet d’exposition depuis deux ou trois ans. Ca peut aller très vite, sans problème technique, de serveur ou autre. En plus, il y a les outils de Google analytics pour mieux connaître la fréquentation ; et puis ils ont leurs propres outils de diffusion ». Last but not least, « tu es mis en avant dans les recherches… » Concernant les modalités de production des contenus, là encore, que du bon : « Tu peux modifier les contenus, et tu restes maître de tes contenus. Ils te conseillent sur la scénographie [ici irréprochable, à la fois sobre et esthétiquement très tenue, NDLR], mais te laissent libres. On avait une vision assez claire de ce qu’on voulait faire. Ils te conseillent juste. Par exemple, de ne pas faire durer les vidéos plus de trois minutes, même si sur celle de Marielaure Mahé, on a laissé 15 minutes : elle raconte la marche, et c’est passionnant, alors on l’a laissée très longue. » Définitivement, Google va devenir encore un peu plus notre premier vrai guide et maître, de ceux qu’on adorera détester…
De 1972 à 1983
Car on fait bien ici un voyage léger dans une histoire complexe, méconnue et parfois difficile. « 1972, c’est le moment où commencent les luttes autonomes des immigrés, en dehors des organisations syndicales et des partis traditionnels, explique Louisa. La circulaire Marcellin-Fontanet créé les premiers sans-papiers. Elle vise ces travailleurs immigrés spécifiquement, et donc ils finissent par dire : on s’occupe de nous nous-mêmes, parce que les autres ne savent pas le faire. Avant, ils luttaient au sein des syndicats notamment. En 1968, ils étaient très présents, à Lille, à Dunkerque, et pas seulement en région parisienne. L’histoire l’a oublié, mai 68 n’était pas qu’un mouvement de parisiens fils de bourgeois. Tout cela a provoqué une maturation, au contact de la LCR, du PSU, de la CGT… Mais il y a aussi eu en même temps les luttes pour les femmes, pour les homos, etc, et cela a provoqué l’éclatement de la gauche… » Pourtant, les organisations comme le MTA (Mouvement des travailleurs arabes) sont bien restées liées à l’extrême-gauche. Saïd Bouziri, en grève contre la faim en 1972 avec sa femme pour lutter contre son expulsion, était maoïste, note Louisa. « Mon père, ajoute-t-elle, était lui aussi à FO. Il faisait des grèves contre les fermetures d’usines. Beaucoup étaient membres de plusieurs organisations ; ils luttaient en tant qu’ouvrier ou en tant qu’immigré, en fonction des revendications : ils avaient conscience des différences entre les discriminations qui leur étaient faites comme ouvriers, ou comme immigrés. On ne peut pas dire que nos parents étaient soumis. » L’expo s’arrête en 1983 avec la Marche pour l’égalité, qui est un nouveau tournant : « on passe à la seconde génération des luttes, avec des jeunes qui se battent pour leurs droits en France, alors qu’avant, les parents regardaient beaucoup vers les pays d’origine. Mais ils continuent quand même leurs luttes », note la conceptrice de l’exposition.
Une remarque peut-être : la séparation entre les diverses parties thématiques de l’expo, pas flagrante, limite peut-être les ruptures de rythmes. On perd en scansion ce qu’on gagne en fluidité. Par exemple concernant la mise en avant des luttes des femmes, à propos desquelles Louisa assure : « Elles sont à la convergence des mouvements féministes des ces années-là et des luttes de l’immigration. Par exemple, les femmes algériennes et marocaines, en raison d’accords avec les pays d’origine, étaient considérées comme épouses de… Si leur mari perdait ses papiers, elles étaient expulsées en même temps qu’eux. » Encore un point sur lequel cette expo fait vraiment œuvre de pédagogie, tant il est courant de penser que les femmes de l’immigration n’auraient pas vécu ces mouvements de libération.
29-04-2014, Par Erwan Ruty
Source : presseetcite