Présente à Alexandrie au dernier festival littéraire Ecrire la Méditerranée, l'écrivain française d'origine marocaine, Minna Sif, esquisse des personnages en chair et en os qui, comme elle, sont à la recherche d'un certain équilibre.
« La poubelle regorge de trésors », affirme l'écrivain Minna Sif, évoquant la passion de son enfance : les chats. Minna adorait les chats et les cherchait partout dans les poubelles, tout comme les habits et les livres. Elle avait 5 ou 6 chats chez elle, alors qu'elle était enfant.
Née en 1965, Minna Sif fait partie de cette génération d'enfants de Marocains immigrés dans les années 1970. Son pays natal est la Corse, son pays physique est la France et celui de ses parents est le Maroc. Elle maîtrise 3 langues depuis son âge tendre : le corse, le français et le berbère (celle-ci étant la langue de ses parents, originaires du sud du Maroc). A l'école, où elle a côtoyé des enfants aux origines multiples, Minna Sif a toujours tenu le rôle d'intermédiaire entre les enseignants et les élèves, traduisant aux uns et aux autres, et c'est ainsi qu'elle a appris le dialecte maghrébin, rien qu'en parlant. Elle jouait déjà ce rôle de traductrice-interprète pour ses parents, analphabètes. Et elle l'écrit d'ailleurs dans son autoportrait : traduire pour ses parents, les garder vivants puisqu'on s'adressait souvent à elle les ignorant complètement. Le gouvernement français avait déclaré que ces immigrés devaient avoir honte de leurs langues et leur défendaient d'apprendre leur langue maternelle à leurs enfants parce que cela les retarderait à l'école où l'on s'exprime uniquement en français.
« Prendre le qalam pour prendre le kalam » littéralement, « Prendre le stylo pour avoir droit à la parole », dit-elle, pour décrire comment elle est devenue écrivain, passant du rôle de traducteur à celui de créateur. Après avoir quitté Marseille pour ses études, elle retourne volontairement sur cette terre d'exil et commence à écrire. Au lieu de se pencher sur les romans d'amour préférés des écrivains maghrébins, elle va vers l'écriture réaliste, évoquant tantôt des lieux, tantôt des histoires ou des personnages. A la manière des écrivains du XIXe siècle français qui s'initiaient aux villes, elle amorce la découverte de la ville de Marseille dans Méchamment Berbère, faisant de celle-ci un personnage tiraillé entre la culture arabe et la culture française, comme pour exprimer son propre déchirement. Elle y relate l'histoire d'une famille de Marocains immigrés, composée de père, de mère, de 2 fils et 3 filles, avec leurs destins relativement différents. Le père représente la culture orientale et le rejet de toute entente avec l'Occident. Le fils aîné, Mohamed, incarne l'assimilation à la culture européenne, alors que Hassan (le second fils), l'entre-deux. Pourtant, les expériences les plus réussies sont celles des femmes : la mère, Inna (maman en berbère), et les 3 filles (appelées par des sobriquets péjoratifs tout au long du roman) arrivent à constituer ce que Minna Sif appelle une « identité de l'exil ». La première, en prenant la parole vers la fin du roman, et les filles en se rendant à Paris, en quête de liberté. Minna Sif définit cette « identité de l'exil » comme un ancrage de la culture natale à la culture d'adoption. Ce lieu d'ancrage est par excellence Marseille. Flaubert n'avait-il pas dit : « Marseille est une Babel de toutes les nations, une ville aux confins, plus tout à fait en France, mais pas encore à l'étranger » ?
Sif ne fait pas partie de ces écrivains de métier, elle le dit tout en exprimant son admiration de ceux-ci : « Je prends mon temps ... je jardine ... je travaille aussi, je n'ai pas la chance d'avoir une muse comme ces Grands Hommes qui peuvent écrire tranquillement ». Elle ajoute ensuite qu'elle a des devoirs à accomplir envers sa mère, ses neveux et ses nièces, qu'elle paye son loyer, etc. Elle est aussi tombée amoureuse plusieurs fois, elle en rit : « Ces choses prennent beaucoup de temps ». 16 ans séparent la publication de Méchamment Berbère de celle de Massalia Blues, paru en février 2013. Celui-ci constitue le deuxième volet d'une trilogie que l'auteur a l'intention de réaliser, avec un troisième roman dont le nom reste indéterminé. D'ailleurs, elle juge que l'auteur ne cherche pas à donner des noms à ses oeuvres, ils lui sont offerts. Et justement, le nom Massalia Blues a été le cadeau de Achmy Halley, directeur de la villa Marguerite Yourcenar, lieu de résidence d'auteurs situé dans les Flandres, en France. Minna Sif choisit comme héros, Brahim le clochard céleste, « épouiller de la ville monde », partout dans les rues, cherchant dans les poubelles ce qui pouvait être revendu clandestinement. Il raconte les histoires des femmes dans son entourage (sa mère, sa grand-mère, sa maîtresse morte, une prostituée et une poétesse), se délivrant à une journaliste marseillaise, Antoinette. L'utilisation de l'argot, plein de néologisme, permet aux personnages de prendre enfin la parole et de relater leurs histoires de petits misérables débrouillards, de victimes héroïques. A travers eux, Minna nous fait découvrir l'essence de Marseille, avec l'hétérogénéité de ses habitants, défendant le rap et le hip-hop, tant dédaignés par le gouvernement.
Néanmoins, l'auteur nie que ses romans soient autobiographiques, disant : « Les romans sont inspirés de plein de choses parfois vécues, souvent inventées », mais quand elle se voit dans tous ses personnages, elle est solidaire avec eux tous, partageant leur liberté d'appartenance.
Tel un tableau impressionniste, Minna Sif est un assemblage de différentes touches de couleurs, parfois hétérogènes, mais qui permettent une vue d'ensemble plus claire et vivace. Son teint foncé, ses cheveux et ses yeux noirs comme l'ébène, ses cheveux de bohème, naturellement ondulés, confirment son look d'Arabe maghrébine. Alors que son accent français sans faute, le noir « noble » qu'elle porte souvent et le refus des stéréotypes socio-religieux reflètent un côté tout à fait français. Un mélange bien équilibré. C'est cette recherche de l'équilibre qui donne à la vie de Minna Sif tout son sens, elle prononce alors un proverbe berbère qu'elle traduit comme suit : « C'est petit à petit que le chameau rentre dans la cruche » et donc « c'est petit à petit qu'on devient homme ou femme ». Elle ne sent point la contrainte du temps, bien au contraire, elle voit que toute phase vécue est un temps fort, un moment de découverte, souvent une découverte de soi.
Cette fusion entre l'Orient et l'Occident apparaît même sur son site officiel : sur les photos prises à Marseille avec son architecture française, figurent des mannequins portant le caftan marocain. Sur une autre photo, on retrouve deux bustes de mannequins, l'un avec les cheveux bruns et le teint clair et l'autre avec les cheveux blonds et la peau mate ... Minna se situe au juste milieu entre ces deux jolies femmes. La richesse du style provient aussi de la richesse de la personnalité, l'auteur s'explique : « Les femmes portent plusieurs masques ... Elles sont peut-être sombres à l'extérieur, mais plus lumineuses à l'intérieur ».
Minna Sif refuse toutes sortes de discrimination basée sur le genre, la couleur ou la religion. Peu après la publication de Méchamment Berbère, lors d'un salon du livre, une femme la regarde avec mépris et l'accuse d'hypocrisie : « Vous, les étrangers, n'êtes que des envahisseurs, vous détestez la France tout en profitant de ses largesses » et l'appelle avec dédain à retourner à son pays. Sif affirme alors devant tous les écrivains présents : « Avant-hier en Algérie, Matoub Lounès, poète et chanteur berbère, était lâchement assassiné par des ennemis du genre humain. Il n'y a pas de petite ou de grande haine de l'autre. Il n'y a que la haine tout court. Je voudrais aussi répondre à cette dame que mon pays à moi c'est le monde et que moi le monde, je l'aime terriblement ».
A l'image de « On ne naît pas femme, on le devient », Minna révèle sa vraie nationalité et s'en flatte : « Je me vois comme une femme qui essaie de grandir parce qu'être femme, ça prend du temps, ça prend des années ». Cette féministe avait déjà affirmé qu'être femme l'aide à écrire, précisant : « Les femmes écrivent même dans la tempête ». C'est pourquoi on trouve que les personnages essentiels dans ses romans sont féminins, même dans Massalia Blues le personnage de Brahim s'inspire de la force des femmes « guérisseuses » qui l'entourent. Cette identité de femme lui inspire une joie extraordinaire lors de l'écriture, la libère. C'est enfin dans ce chemin de libération qu'elle marche, persévérante, optimiste et sûre d'elle.
1/5/2013, Yasmine Hamza
Source : Al-Ahram Hebdo