Après la « journée de retrait de l’école », organisée vendredi 24 et lundi 27 janvier, pour protester contre l’enseignement supposé de la théorie du genre qui a touché une centaine d’écoles, la sociologue Nacira Guénif, professeure à l'université Paris-VIII, revient sur son impact auprès de certaines familles d’origine musulmanes. Ses travaux de recherche portent sur les questions croisées de genre et d’ethnicité, le rapport entre immigration et intégration.
Comment expliquez-vous l’écho rencontré par l’appel de Farida Belghoul auprès de certains parents musulmans et de familles des quartiers populaires ?
Au regard de ce que nous observons depuis des années, il y a certainement une résonance entre la désafilliation complète et définitive affichée par Farida Belghoul - elle a créé une association d’enseignement à domicile et retiré ses enfants de l’école - et ce que ressentent certains parents issus de l’immigration. Cela fait dix ans qu’elle écrit son animosité vis-à-vis de l’école qui n’instruirait plus, et proclame le besoin de réhabilitation des apprentissages de base. Son message anti-théorie du genre est aussi présent depuis des mois sur la Toile. Ses vidéos sont vues des dizaines de milliers de fois et on est plusieurs chercheurs à avoir suivi cela avec beaucoup de préoccupation.
Vous pensez qu’elle a touché une corde sensible chez certains parents ?
Certainement. Depuis des années, il existe de la part de certains parents migrants une méfiance envers l'école. Pour eux, cette institution n’est pas faite pour eux ni pour leurs enfants. Beaucoup ont un parcours scolaire fait d’échecs et d’incompréhension: mauvaises notes, incompréhension de ce qu’on attend d’eux. Stéréotypes sur leurs enfants forcément différents, orientation précoce vers des filières sans avenir... Les malentendus peuvent être multiples. C'est une défiance qui s’est jouée dans le temps : ces histoires scolaires à répétition qui s’échangent entre familles ont largement affaibli l’image de l’école dans les familles migrantes.
On entend pourtant souvent que les familles issues de l’immigration sont dans une attente forte et un grand respect vis-à-vis de l’école...
Cela peut être vrai pour quelques uns mais regardons aussi combien de familles ne viennent pas lors des réunions au sein de l’école. Ces parents perçoivent bien le regard porté sur eux et ils préfèrent éviter de se montrer pensant qu'ainsi ils évitent d'aggraver la stigmatisation de leur enfant. A leurs yeux, le système scolaire n’est pas l’écoute et n’est pas bienveillant à leur égard. Du coup, cet enseignement de l’égalité a pu apparaître comme un coup de grâce. Une remise en cause identitaire à laquelle ils répondent par le retrait. Ce qui est inquiétant, c’est que cette logique protestataire a été activée par un appel venu de la mouvance liée à l’extrême-droite.
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Dans ce mouvement, il y a aussi des parents catholiques conservateurs.
Bien sûr dans l’Est, à Strasbourg par exemple, c’est l’extrême droite qui est très active sur cette thématique. On assiste à une alliance objective entre les catholiques traditionalistes et des musulmans rigoristes pour qu’on ne touche pas à l’identité sexuée de leurs enfants dans le cadre de la scolarité. Cela montre que l’image d’une école dans laquelle certains enseignements seraient difficiles à dispenser à cause de la présence de jeunes musulmans est simpliste. Il y a aussi des élèves catholiques qui les refusent!
Peut-on encore convaincre ces parents que l’école ne va pas dissoudre l’identité sexuelle de leurs enfants ?
On peut les convaincre en expliquant d’abord ce qu’on veut faire. Et surtout pas en les faisant convoquer individuellement par les directeurs comme j’ai entendu que le ministère le souhaitait. Cela ne fera que les stigmatiser encore plus. Il faut organiser des réunions collectives pour expliquer le but de ces ABCD [modules de sensibilisation contre les stéréotypes sexués]. Il faut aller plus loin. Je pense que l’enseignement de l’égalité tel qu’il est pensé dans ces ABCD n’est pas pertinent. C’est une méthode très morale, culpabilisante pour les enseignants: on leur demande de se surveiller pour ne pas véhiculer des stéréotypes. Mais on ne déconstruit pas comme ça des schémas sexués ! Il faut développer un enseignement long et laisser les instituteurs se l’approprier sans faire appel à des intervenants extérieurs
30.01.2014, Sylvia Zappi
Source : Le Monde