Le départ du pays, l’arrivée en France, la Lorraine, la mine, la première descente au fond, la peur, la solidarité, les grèves. "Tout un homme" de Jean-Paul Wenzel raconte la vie des travailleurs immigrés en Lorraine. Un texte fort écrit à partir des témoignages de ces hommes et de ces femmes oubliés de l'Histoire. Au TNP de Villeurbanne jusqu'au 13 avril 2014 puis en tournée en France.
Il s’appelle Ahmed. A 16 ans il quitte sa Kabylie natale et s’embarque pour la France. On est en 1963. C’est le début d’une épopée qui le conduira d’Alger à Marseille, de Marseille à Paris, de Paris en Lorraine, où il croise les yeux brillants de Leïla, tout juste bachelière, fille de Mohamed, mineur de fond arrivé en Lorraine en 1947, lequel donne son accord pour les noces et fait embaucher Ahmed à la mine.
Ils s’appellent Saïd et Omar, deux copains inséparables venus d’Assoul, village du Sud marocain. On en est en 1973. Ils ont à peu près 18 ou 19 ans. Un jour, une rumeur circule dans tous les villages alentour : "44 francs par jour, logement gratuit, la France recrute !"
La petite histoire dans la grande Histoire
Un décor dépouillé, un homme quasiment seul sur scène, et une vie qui se déroule. Dés les premières minutes le ton est donné. "Tout un homme raconte" l’histoire de cet homme. Il parle à la première personne et nous embarque dans sa vie. Une vie presque banale. Celle de milliers de maghrébins venus en France pour travailler dans les mines. Et pourtant… ses propos nous plongent dans la grande Histoire, car Ahmed est algérien. Sa vie en Algérie puis en France traverse les évènements. La colonisation, puis la décolonisation, la résistance en France avec le FLN, octobre 1961, l’arrivée des immigrés en banlieue parisienne, la naissance des cités, la descente aux enfers, comme il le dit lui-même, dans les mines de Lorraine jusqu’à la désindustrialisation et la fermeture du dernier puit en 2004.
La vie sous terre
Le parcours de ces hommes et de ces femmes est difficile mais ils refusent de se plaindre. Ils savent pourquoi ils sont là. Ahmed n’était pas fait pour la mine. Mais qui peut l’être ?
Après une journée de travail, il tente de fuir, de retourner dans les usines franciliennes. "J’ai quitté mon pays pour un avenir meilleur pas pour le passer sous terre" nous dit-il. Il décrit ce travail pénible et dangereux. Il nous raconte sa peur une fois dans les entrailles de la terre. Et la mort qui rôde en permanence. Mais il n’aura pas le choix, ce sont les mines qui embauchent, il y passera 25 ans.
Ahmed évoque également le déracinement, l’intégration, ses enfants qui ne parlent pas français, le racisme déjà présent à l’époque même s’il fait semblant de ne pas s’en rendre compte. "Au fond ! il n'y a pas de racistes", dit-il "parce que tout le monde est noir ". Enfin, il parle de sa vie après la mine, les maladies comme la silicose non reconnues, le retour au pays souvent raté. Pour finalement reconnaitre qu'il est attaché à la France, lui que l'on ne définit plus que par "l'immigré" des deux côtés de la méditerranée.
Du théâtre-documentaire
Le texte est fort et riche. Jean-Paul Wenzel nous embarque dans l’histoire de l’immigration. Ce qu'il nous donne à voir, est plus que du théâtre. C'est presque un documentaire sur la vie de ces hommes et de ces femmes venus en France, essentiellement à partir des années 60 pour travailler. Tout y passe. Le contexte politique, bien sur mais également économique. C’est donc un formidable témoignage sur une large période de l’Histoire de France, d'Algérie et du Maroc que nous offre le metteur en scène. Ce spectacle n’a rien d’un divertissement. On est face à un outil pédagogique. Du coup, point de légèreté dans les propos. Quelques clins d’œil et remarques ici où là pour jouer la dérision. Seule respiration possible, les interludes musicaux qui accompagnent le discours. Jean-Paul Wenzel a certainement voulu rester fidèle aux témoignages collectés. Car probablement, est-ce cette vie difficile que les personnes interrogées ont souligné. On a en définitive le sentiment que ces hommes et ces femmes ont subi les évènements tout au long de leur vie. Et pourtant, au départ, ils ont pris la plus difficile des décisions : l’exil.
Des magrébins différents
On a souvent l’impression que les maghrébins forment un tout en France. Du moins dans la façon dont la plupart du temps les médias ou les politiques les désignent. Oserait-on englober un Français, un Portugais et un Grec. Ces immigrés, qu’ils soient Algériens, Marocains ou Tunisiens ne racontent pas la même histoire. Et c'est justement ce que souligne l’auteur en divisant son spectacle en deux parties distinctes. La deuxième partie de la pièce est dédiée à l’immigration marocaine. Un parcours différent de celui des algériens de part le contexte politique. Pas de colonisation, ni de guerre de libération. Une immigration de travail souvent analphabète que les Houillères de Lorraine sont allées chercher sur place dans les montagnes marocaines.
Un pari audacieux
Raconter l'histoire oubliée des minorités est un pari que Jean-Paul Wenzel relève avec succès.
Le travail sociologique à l'origine du texte donne de l'authenticité aux personnages. Le metteur en scène y ajoute une dimension poétique et nous fait découvrir les individus et la dimension humaine qui se cachent derrière ces populations souvent traitées comme un groupe. Une leçon d'histoire pour mieux appréhender l'immigration en France, à l'heure où ces hommes courageux sont de plus en plus stigmatisés. Que l'on s'intéresse à l'histoire de l'immigration ou pas, il y a forcément quelque chose à apprendre dans ce spectacle. Jean-Paul Wenzel a passé trois mois à Forbach pour recueillir la parole de ces immigrés. L'objectif premier était d'en faire un livre. Le passage à la scène s'est imposé de lui-même. Certains passages peuvent sembler d'une extrême violence dans une période relativement récente de l'histoire de France. On pense notamment à ces travailleurs marocains choisis sur leurs aspects physiques et recevant un tampon vert sur la poitrine lorsqu'ils sont sélectionnées pour venir travailler en France. Marché aux bêtes ou marché aux esclaves. Nous sommes en 1973. Une noirceur humaine que personne ne juge mais qui se ressent à différents moments du spectacle.
Jusqu'à quel point peut-on supporter l'humiliation, l'exploitation, l'épuisement ? C'est la question qui se pose. La réponse est en chacun de nous. A travers ces deux histoires l'auteur a voulu avant tout raconter l'épopée humaine
On a commencé par dire que la vie de ces hommes était banale. On ressort de ce spectacle en se disant, peut-être pas tant que ça...
09/04/2014 , Linda Belhaoues
Source : francetvinfo