samedi 28 décembre 2024 01:47

Travail sans papiers, mais déclaré

Il est parti pour la France à 23 ans, à la recherche du bonheur. L'a-t-il trouvé? Pas encore, mais il a beaucoup appris sur l'hypocrisie de la législation sur le travail des immigrés.

Je viens du Sénégal, de la ville de Tamba Counda, dans une région de l’Est, vers le Mali. Je suis parti un peu par curiosité, à la recherche du bonheur. J’avais 23 ans. Ça fait maintenant trois ans et six mois.

Je n’ai pas encore trouvé le bonheur, et si je l’avais trouvé je ne serais pas là, et tu ne serais pas là à me questionner, parce que je serais déjà reparti chez moi me marier, fonder ma famille avec la femme de ma vie - elle est ma cousine, ma mère et son père sont de même père. Elle est à l’école, elle et ses parents m’attendent.

Tout récemment j’ai reçu un appel de mon oncle, le père de ma fiancée, me demandant de revenir, disant qu'ensemble on trouverait une solution pour que je puisse gagner ma vie au Sénégal, mais moi je ne veux pas repartir avant d'avoir la carte de séjour. Pour qu'au cas où on n’arrive pas à trouver une meilleure solution, je puisse retourner ici et continuer la lutte. Et la recherche du bonheur.

On nous disait : « En France, tu gagnes bien ta vie. Les blancs ils n'ont même pas le temps de dire bonjour. Tout le monde court pour aller au travail ; une fois en France c’est fini la misère. »

D’une part c’est vrai et d’autre part, ce n’est pas vrai.

Si j’avais su que c’était comme ça, je ne serais pas venu. Je serais resté chez moi. Depuis quatre ans j’ai perdu beaucoup de temps. Là-bas je faisais du commerce, alimentation générale et un peu de quincaillerie. Je gagnais assez ; j’avais un fond très important. Je travaillais avec un grand frère ; je l’ai laissé là-bas, c’est lui qui gère tout maintenant.

J’ai pris ma première carte du collectif de sans papiers [ndlr. Les collectifs de sans papiers sont des groupes d'entraide qui agissent ensemble pour la régularisation de leurs membres] en janvier 2012, mais avant ça je participais aux actions. Après avoir pris ma carte, je suis devenu délégué. Et après un an je suis devenu le secrétaire général.

Mon bilan, c’est dans la moyenne : je suis là depuis trois ans, j’ai travaillé deux ans [ndlr. Sans titre de séjour, donc un travail au noir]. Un an au chômage, sans ressources. Pendant ce temps-là, je me suis impliqué à cent pour cent dans le collectif ; là je commence à baisser le rythme parce que j’ai retrouvé du travail.

Je travaille cinq jours de 9 heures à 15 heures et de 18 heures à minuit, comme commis de cuisine. Je bosse avec la carte d’un ami [ndlr. Un employeur ne peut embaucher un étranger sans titre de séjour. S'il a vraiment besoin de ce travailleur, il n'est pas rare que la contradiction soit résolue par la présentation de la carte de séjour d'un proche, plutôt qu'avec de faux papiers]. Le patron dès les premiers jours savait que je m’appelais Mamadou. Il avait acheté un restaurant. Il a fait appel à moi pour le nettoyage et le réaménagement du restaurant. Après il m’a demandé si j’avais des bons papiers et j’ai répondu oui. Et il me dit : « Demain, tu m’amènes les pièces, carte vitale etc... ». Et j’ai dit oui. Et le lendemain je viens avec deux cartes qui ne sont pas à moi, et on travaille jusqu’à midi. Je dis : « Chef j’ai besoin de toi à la cave ». On descend en bas, je lui dis : « Moi si je t'amène des papiers à mon nom, c’est des faux papiers, mais tu as la possibilité de m’embaucher avec cette carte ou avec celle-là ».

Et il me répond « Tu me donnes la possibilité de choisir ? D’accord. Je vois ça avec ma comptable ». Et lui, le patron, sa femme, le chef de cuisine, son fils, ils s’isolent de côté pendant trente minutes pour une partie de questions : « Si on ne te déclare pas, pas de problème avec l’autre personne ? Est-ce qu'il est marié, ou célibataire ? ».

Il me dit : « Par exemple, si je te prends avec cette carte et que le monsieur va aux ASSEDIC, est-ce que tu es obligé d’arrêter ? ». Il me demande même si ce n’est pas possible de me faire une demande d'autorisation de travail, et moi : « Pour le moment c’est non, je ne rentre pas dans les critères et j’ai une OQTF en cours ». Après je lui dis : « C’est pas les papiers qui travaillent; c’est moi » [ndlr. l'OQTF, obligation de quitter le territoire, est directement exéctoire pendant un an si la personne a un contact avec les autorités, donc pas question durant cette année d'aller à la préfecture demander un titre de séjour]. Alors il m’embauche, il me donne des chèques sans nom pour que je puisse mettre mon nom.

J’ai connu deux France : la France solidaire qui sont les soutiens du collectif, les militants, tous ceux qui sont là à aider les sans papiers qui se battent pour une bonne cause, la France gentille. Et la France raciste, la France hypocrite, le genre de Marine Le Pen et son père.

Avec cette France j’ai appris qu’il faut souffrir pour comprendre. Avec le collectif de sans papiers j’ai appris à recevoir des coups, à encaisser et à ne pas en retourner. J’ai appris à maudire mes ennemis en leur souriant et à les saluer en leur serrant la main en rigolant.

19 OCTOBRE 2014 

Source : mediapart.fr

Google+ Google+